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ramener la sérénité au milieu des nuages soulevés par une susceptibilité ombrageuse, à rétablir la paix et l'harmonie parmi les disciples des Muses et des Grâces. C'est ainsi qu'Érasme s'interposa heureusement entre Morus et Germain de Brie pour calmer une querelle qui menaçait de s'échauffer beaucoup, au grand scandale des amis des lettres; car elle avait sa source dans deux sentiments très forts, l'orgueil national et la vanité d'auteur froissée (1). Plus d'une fois il intervint pareillement dans les dissensions des lettrés et les apaisa.

Mais la prééminence qui lui était généralement concédée d'un bout de l'Europe à l'autre, demandait pour se maintenir une grande habileté, beaucoup de tact et de mesure dans la conduite, une singulière égalité de caractère. Elle fut reconnue d'abord par tout le monde savant, si l'on fait abstraction de quelques Italiens; et encore les plus illustres, comme Bembo, Sadolet, Alciat, ressentaient pour Érasme la plus vive admiration. Ils avaient l'esprit trop large et le cœur trop loyal pour ne pas rendre hommage à son influence souveraine. Ils pouvaient bien voir, exagérer même ses défauts; mais cette universalité d'influence et d'action qui embrassait pour ainsi dire l'Europe entière et imprimait dans tous les pays jusqu'alors barbares une si heureuse impulsion, ne pouvait manquer de frapper leur intelligence et d'exciter leur sympathique enthousiasme.

En France, Budé supérieur à tous les lettrés, Budé qui avait résolu sans peine des problèmes regardés comme insolubles, avait conscience de sa haute valeur. Il voyait la plupart de ses compatriotes et le roi lui-même lui préférer un étranger, un Hollandais. Une telle préférence était bien faite pour exciter un peu de jalousie. Mais Budé avait des sentiments nobles, un cœur ferme et loyal, une probité et une générosité d'âme qui relevaient en lui les dons éminents de l'es

(1) Voir la note E, à la fin du volume.

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prit et le mérite du savoir; aussi croyons-nous que la réputation supérieure d'Érasme n'excitait chez lui, dans le principe du moins, aucun mouvement jaloux. Écrivant à Érasme et lui parlant de Guillaume Petit, son ardent admirateur, il disait avec une gracieuse ingénuité et une charmante bonhomie : « Quoique je l'aime pour son caractère et pour beaucoup d'autres raisons, j'ai cependant pour le haïr un motif unique, car je parlerai franchement, et j'ai lieu de m'irriter contre lui, c'est qu'il est trop partisan d'Érasme, d'un étranger auquel j'ai déjà commencé à porter envie, à cause de cette gloire trop grande qui remplit de son éclat éblouissant nonseulement l'Allemagne, sans parler des autres pays, mais même notre France, au point d'éclipser notre petite renommée et de nous réduire à être et à paraître obscur. >> Toutefois l'amitié des deux savants, qui avait commencé sous de bons auspices, fut bientôt troublée par des nuages inquié

tants.

Erasme, il faut le reconnaître, malgré les qualités rares de son esprit, malgré la largeur de ses idées, malgré la grâce délicate qui savait couvrir d'un voile séduisant de modestie l'éclat de son éloquence et de son savoir, avait dans le caractère certains défauts qui devaient promptement mettre en péril une autorité précaire, appuyée seulement sur la supériorité du génie et la faveur de l'opinion. Son irritabilité était excessive. Vainement il affectait de provoquer les avis, les critiques même; au fond il était intraitable. Le plus souvent il dissimulait, au moins dans ses publications, son violent dépit; mais sous cette modération affectée qui s'efforçait d'être calme et même reconnaissante, on sentait l'amertume du ressentiment contenu. De plus, il commettait dans sa conduite des inconséquences qu'il attribuait à son ingénuité naturelle, mais dont il faut aussi accuser sa légèreté. Il manquait surtout de réserve dans ses conversations intimes. D'une liberté extrême dans ses paroles, il ne se refusait jamais au plaisir d'une saillie, sans réfléchir si elle était con

forme aux lois de la bienséance ou d'une prudente discrétion. Lui qui recommandait sans cesse la modération aux autres, il ne la gardait pas toujours dans la censure qu'il faisait des vices, des superstitions, des abus du siècle, dans la critique de quelques institutions, de quelques croyances. Épargnant d'ordinaire les personnes qu'il s'abstenait de nommer, il flagellait impitoyablement d'une manière générale certains moines, certains théologiens, la cupidité, la corruption du clergé et des agents de la cour pontificale. Tant que la chrétienté fut tranquille, les murmures que ces attaques immodérées excitèrent furent étouffés par les applaudissements enthousiastes de ses innombrables admirateurs; ils ne trouvèrent point d'écho dans la masse des hommes instruits. Mais lorsque Luther déchira violemment l'unité religieuse, alors beaucoup de gens accusèrent Érasme d'être la source des nouvelles sectes; ils lui opposèrent ses attaques indiscrètes contre des pratiques, des usages et même des dogmes reçus dans l'Église. Beaucoup d'hommes éclairés, mais sincèrement attachés à l'unité catholique, se séparèrent de lui ou devinrent beaucoup plus froids à son égard; lui-même regretta souvent les écarts dangereux de sa plume et particulièrement la licence légère de l'Éloge de la Folie, mais sans se corriger.

Ce ne fut pas seulement dans les questions religieuses qu'il manqua de prudence et de mesure. Il montra peu de tact dans ses démêlés avec Lefebvre d'Étaples, avec Budé, dans toute l'affaire du Cicéronien. Il avait assurément raison contre Lefebvre qui lui avait suscité uue mauvaise querelle (1). Cutbert Tunstall, homme de beaucoup de sens, mais anglais, il est vrai, et ami intime d'Érasme, se prononça catégoriquement pour lui et traita même assez durement le théologien français. L'italien Paul Bombasio pensait comme Tunstall. Mais Lefebvre était un homme savant et honnête;

(1) Voir 1er vol., p. 185 et suiv.

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il avait rendu des services aux études sacrées; il méritait des ménagements. L'irritabilité d'Érasme ne tint compte de rien. Il soumit le bon vieillard à tous les traits de sa verve satirique. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'il s'aveuglait lui-même et croyait avoir eu pour son adversaire des ménagements infinis. Les savants français, Budé à leur tête, s'émurent et reprochèrent à Érasme sa violence contre un théologien qui avait bien mérité des lettres, des langues savantes et de la théologie, que la bonté désarmait encore plus que la vieillesse. L'apologie outrageante d'Érasme leur parut un abus impie de la force contre la faiblesse vertueuse. Le chef des lettrés, voyant le mauvais effet de son apologie, eut du moins la sagesse de faire les premiers pas pour la réconciliation. Il craignait le scandale qu'une réponse de Lefebvre pouvait produire parmi les lettrés. Il prit un langage plus mesuré et s'efforça de prévenir un nouvel éclat par des paroles conciliantes qui n'étaient pas cependant pures de toute menace. Lefebvre, d'abord très irrité, se calma plutôt par bonté d'âme que par crainte. Mais le refroidissement persista même après la cessation des hostilités.

Érasme fit également preuve de peu de tact et d'esprit de conduite vis-à-vis de Budé. D'abord il était imprudent d'engager une correspondance d'apparat qui n'était qu'un échange mutuel d'éloges exagérés ou de critiques bienveillantes. Se jeter des louanges à pleines mains était moins dangereux pour leur amitié que fastidieux pour les lecteurs qui pouvaient en être importunés; et encore y a-t-il bien des louanges qu'un esprit ombrageux peut prendre pour des critiques déguisées; c'est en effet ce qui arriva. Ainsi vanter la facile clarté d'Érasme, c'était peut-être censurer la superficielle vulgarité de sa pensée et de son style. Louer dans Budé la richesse de ses images et le savant tissu de son discours, c'était lui reprocher un style recherché et emphatique. Mais si les éloges n'étaient pas sans péril, les critiques mutuelles qu'ils osaient s'adresser devant le public étaient

bien plus dangereuses, car leurs lettres étaient imprimées et semblaient avoir été faites pour l'être, quoique Budé s'en défendit et se plaignît à Érasme de cette publication comme d'une indiscrétion fâcheuse. Il était difficile, pour ne pas dire impossible, que les deux rivaux, dans l'appréciation qu'ils faisaient l'un de l'autre, eussent le bonheur de se satisfaire mutuellement. Il était à craindre que tout jugement trop peu favorable au gré de l'intéressé, que toute critique, quelque douce, quelque voilée qu'elle fût, ne parût, aux yeux de celui qui en était l'objet, dictée par la jalousie et le désir de rabaisser un rival.

Budé, avec sa brusque franchise et sa prétention à l'esprit, ne pouvait guère éviter l'écueil. Sa plume un peu lourde devait inévitablement blesser la fibre délicate d'Érasme. Celui-ci, dans les premiers nuages qui s'élevèrent au sein de leur amitié, nous paraît avoir eu l'avantage du tact et de l'urbanité. Les premiers torts semblent être venus de Budé. Pendant qu'Érasme, avec une grâce facile et charmante, appréciait ses écrits, sans laisser de place aux équivoques et aux soupçons, le savant français laissait naître sous sa plume de ces mots piquants qui devaient offenser d'une manière irrémédiable un homme peu accoutumé à la critique, ombrageux de sa nature et gâté par l'ivresse du succès. Il sembla lui reprocher la bassesse et la maigreur de son style, la trivialité de sa pensée, le peu de valeur de certains travaux, indignes de son talent, enfin une fécondité vulgaire qui ne produisait rien d'accompli et qui s'épuisait en écrits innombrables de toute espèce dont on ne savait pas même les titres..

Nous sommes porté à croire que les intentions de Budé étaient loyales, exemptes d'arrière-pensée, comme de basse jalousie. I exprimait avec franchise son jugement sur les écrits d'Érasme, et il croyait sincèrement donner à son docte ami des conseils utiles pour l'avenir en lui signalant les défauts de ses ouvrages déjà publiés. Mais il nous semble aussi

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