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épistolaire devait tenir lieu d'une présence impossible, Érasme pouvait seul la fonder. Seul, il avait une fécondité d'esprit et une facilité de plume capables de suffire à une correspondance écrasante pour tout autre que pour lui. Seul, il avait une renommée répandue dans toute l'Europe, une supériorité reconnue par tous les savants. Né chez un peuple qui n'avait pas encore une existence indépendante, un caractère bien tranché, il pouvait plus facilement se faire cosmopolite. Hollandais par le sang, sujet du roi d'Espagne qui était en même temps prince des Pays-Bas, il tenait à la France où il avait passé plusieurs années de sa jeunesse dans l'étude, à l'Angleterre où il avait fait un long séjour à diverses reprises et où il comptait des amis aussi nombreux que puissants; à l'Italie où il était resté longtemps, où il avait donné sa grande édition des Adages, fondement solide de sa réputation, et où il avait acquis l'amitié de tant de personnages illustres; enfin à la Belgique et à l'Allemagne où il résida successivement pendant une bonne partie de sa vie.

On lui reprocha souvent son humeur voyageuse, l'instabilité de sa résidence; on trouvait que cette vie errante et vagabonde était peu digne d'un érudit, d'un religieux, d'un théologien. Érasme convenait de ce penchant. Durant toute sa vie, on le voit rouler dans son esprit divers projets d'établissement définitif. Tantôt c'est en Angleterre qu'il veut aller finir ses jours; tantôt c'est en France; tantôt c'est en Italie; tantôt dans les Pays-Bas ; tantôt dans la Bourgogne qui produit un vin nécessaire à sa santé. Il est même question de l'Espagne, de la Pologne, de l'Autriche. De tous côtés on l'appelle, on cherche à l'attirer par des offres plus ou moins séduisantes. Il ne prend jamais de parti décisif. La ville où il fait le plus long séjour, c'est Bâle où il passe huit ans de suite, sans en sortir pour ainsi dire; c'est là qu'il meurt. Trois motifs l'y attachent: son zèle pour les études : il est là au milieu de l'imprimerie de Froben; l'intérêt de sa sûreté : il a peu à craindre de certains moines et de certains théolo

giens, ses ennemis, dans une ville libre et portée aux idées. nouvelles; enfin son amour de l'indépendance: il se trouve dans une république où il n'est obligé de faire la cour à personne, qui est fière de le posséder, sur laquelle sa présence jette un grand lustre, en y attirant de nombreux étrangers.

A ses yeux, la véritable patrie d'un lettré, c'est la science. Il regarde tous les savants du monde comme ses concitoyens. L'amour de la patrie, tel qu'on l'entend communément, le sentiment national, est faible ou presque nul en lui. Il ne voit ni l'Angleterre, ni la France, ni l'Allemagne, ni l'Espagne, ni l'Italie; il envisage le genre humain dont les savants sont la tête, la véritable et unique aristocratie, la seule légitime, la seule devant laquelle son esprit veuille s'incliner. Nous reviendrons ailleurs sur cette matière; ici nous essayons d'exposer ce qu'il a fait pour fonder la république intellectuelle.

Dès sa jeunesse, on le voit dans des lettres parvenues jusqu'à nous confronter ses idées avec celles d'un ami au sujet de Laurent Valla qu'il défend, et du Pogge qu'il attaque. Il sentait dès lors l'utilité que pouvait avoir pour la science et le réveil de l'esprit ce choc d'idées contraires d'où jaillissait la vérité, d'où sortait une appréciation plus juste et plus complète du mérite des hommes et de la valeur des opinions. Plus tard il entretient, avec Thomas Morus et un poète natif de la Frise, établi en Angleterre, un commerce de lettres qui n'est qu'un échange d'éloges, d'encouragements et de critiques bienveillantes. Car, dans la correspondance qu'Érasme cherche à établir entre les savants, il veut qu'ils se soutiennent et se fassent valoir mutuellement, qu'ils s'adressent des critiques, mais sous une forme douce et aimable, exempte surtout d'amertume et d'envie. Seulement il est plus facile de donner que de suivre un tel avis, comme nous le verrons bientôt. Vers la même époque, il déclare dans ses lettres que la société des gens instruits est une chose sainte; on a beau ne pas se connaître de visage; on a beau être aux deux extré

mités du monde, la vertu et l'instruction doivent former entre les hommes une liaison indissoluble.

Dès l'année 1516, cette république littéraire est en quelque sorte constituée, et les lettres se sentent vivre d'une vie commune sur le sol de l'Europe. Elle a un président qui, de l'aveu de tous, est Érasme; elle a un sénat qui comprend les hommes les plus distingués des divers pays du monde chrétien; puis vient le peuple des lettrés qui n'ont qu'une réputation médiocre, ou qui débutent dans la carrière de la science. La correspondance épistolaire est le lien principal qui les unit, mais ce n'est pas le seul. Dans leurs ouvrages, les lettrés se citent mutuellement, presque toujours avec éloge; quelquefois ils se critiquent l'un l'autre, mais en général ce sont des critiques dont la science doit profiter.

Ce n'est pas tout encore; ils voyagent, se visitent réciproquement, et, dans des conversations savantes, ils resserrent les liens de cette société intellectuelle en contrôlant tour à tour leurs pensées. C'est ainsi, par exemple, que Thomas Morus, Cutbert Tunstall, les deux plus savants hommes de l'Angleterre, Longueil qui, né parmi les barbares, égale la pureté de langage des cicéroniens, ont des entrevues avec Érasme. Il est le centre principal autour duquel gravitent les hommes distingués du temps. A Louvain, à Bâle, à Fribourg, il est visité par une foule de savants déjà connus du monde, ou aspirant à se faire un nom. Les jeunes gens briguent l'honneur de le voir, de recevoir un billet écrit de sa main : plus heureux encore quand le chef des lettrés cite leur nom dans une préface ou dans un de ses innombrables ouvrages.

C'était en effet le devoir de celui qui était à la tête de la république littéraire, de protéger tous les talents naissants, de les guider, de les exciter, de les encourager, de les produire, de les recommander aux personnages puissants. Érasme n'y manqua pas. On connaît les dispositions si libérales de son testament. Durant toute sa vie, il accorda sa protection à tous ceux qui joignaient à l'amour de l'étude un heureux na

turel. Il ne cessa de les recommander aux grands de l'ordre ecclésiastique et civil. Plus d'une fois il eut à se repentir d'avoir donné son appui à des gens qui firent honte à leur protecteur ou qui le payèrent d'ingratitude. Il ne renonça pas cependant à exercer son patronage toujours puissant en faveur des jeunes gens qui lui paraissaient bien doués, mais qui étaient peu favorisés du côté de la fortune.

Pour se développer et devenir florissantes, les lettres avaient besoin d'être protégées, nourries, encouragées par les monarques d'abord, et puis par les prélats et les grands seigneurs. La nouvelle république, jetée au milieu d'un monde profane, avait des intérêts à débattre avec les diverses puissances à côté desquelles elle vivait. Ce fut Érasme qui, en sa qualité de chef reconnu de cette république, se chargea de traiter avec elles. Dans son propre intérêt, comme pour l'avantage de la science elle-même, il entra en correspondance avec presque tous les souverains de l'Europe; avec les papes Léon X, Adrien d'Utrecht, Clément VII, Paul III, d'un caractère si différent; avec l'empereur Charles V et son frère Ferdinand, pour lesquels il fit son Institution du prince, ce manuel d'une nouvelle politique; avec Henri VIII, qui se piquait de littérature et de théologie; avec François Ier, le père des lettres; avec le roi de Danemark, Christiern, ce Néron du nord; avec le monarque polonais, Sigismond le Pacifique; avec Jean III, le riche souverain du Portugal; avec les princes de Saxe, George et Frédéric, d'opinions si opposées au sujet de Luther, mais rivalisant de zèle pour le progrès des études; avec les ducs de Savoie et de Juliers; avec les cardinaux Grimani et de Saint-George, auxquels il recommanda la cause de Reuchlin; avec le cardinal Wolsey, plus puissant qu'un roi; avec l'archevêque de Cantorbéry et l'évêque de Rochester, promoteurs éclairés de la nouvelle science; avec l'évêque de Paris, Etienne Poncher, à qui revient peut-être la première idée du Collège de France; avec les cardinaux Trivulce et de Lorraine, ministres de François Ier; avec les électeurs

de Mayence et de Cologne, qui affectaient de protéger les lettres; avec le cardinal de Trente et l'évêque d'Augsbourg, chefs du parti modéré parmi les prélats allemands; avec le chancelier Gattinara et les archevêques de Tolède et de Séville, défenseurs des lettrés en Espagne; avec l'archevêque de Palerme, chancelier des Pays-Bas; avec le prince évêque d'Utrecht, Philippe de Bourgogne, et le prince évêque de Liége, Érard de Lamarck; enfin avec une foule d'autres personnages considérables par leur dignité ou leur fortune, qui pouvaient devenir ses protecteurs ou les soutiens des bonnes lettres.

Les nouvelles études avaient à lutter contre beaucoup de préventions. Elles avaient des ennemis répandus sur toute la surface du monde chrétien, agissant avec un merveilleux concert, insaisissables, invincibles, sans cesse renaissants. Par son active correspondance, Érasme s'occupa sans relâche de réunir les membres épars de la république littéraire, d'en former un corps puissant, capable de résister aux efforts de ses adversaires coalisés. Sans doute, son intérêt personnel joua dans ces luttes comme dans toute sa polémique un très grand rôle. Mais à côté de cet intérêt personnel qu'il servait de son mieux, ainsi qu'il en avait le droit, il y avait la cause des bonnes études qu'il croyait unie à la sienne et à laquelle il cherchait des appuis dans les personnages de tout rang, depuis les monarques jusqu'aux plus simples dignitaires de l'ordre ecclésiastique et civil, jusqu'aux bourgeois enrichis des villes d'Allemagne ou des Pays-Bas.

Mais comme président de la nouvelle république, il avait à remplir d'autres devoirs qui n'étaient pas moins difficiles. Il fallait maintenir la paix dans le monde savant. On a beaucoup parlé de l'irritabilité des poètes; celle des savants n'est guère moindre. Aussi la république des lettres ne pouvaitelle pas manquer d'avoir ses dissensions intestines. C'était à celui qu'elle acceptait pour chef d'employer son influence et ses efforts à cicatriser les plaies de l'amour-propre blessé, à

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