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qui apparaît à la surface; il en est de même dans l'éloquence; l'imitation ne peut jamais faire revivre les éminentes qualités de l'orateur; c'est en soi-même qu'il faut les trouver. Si ce fantôme de Cicéron, que nous voulons reproduire, manque de vie, d'action, de sentiment, de nerfs et d'os, quoi de plus froid que notre imitation?»

Érasme racontait l'histoire d'un peintre qui, ne pouvant tracer le portrait fidèle d'un homme vivant, s'attachait à des détails accessoires et étrangers, changeant tous les jours quelque chose aux vêtements, aux signes accidentels qui se voyaient sur le corps et le visage. C'était l'image piquante de l'imitateur sans génie et sans hardiesse qui, ne pouvant nous rendre Cicéron vivant, ne nous donnait qu'une ombre inanimée et vaine. Il y avait dans l'orateur romain des qualités propres que l'imitateur ne réussirait jamais à lui dérober; c'étaient le cœur, l'invention, le génie et tant d'autres dons remarquables. Ce n'était pas tout. Souvent il y avait danger à imiter les qualités dominantes des auteurs. Certaines même seraient des défauts, si elles n'étaient jointes à d'autres mérites. A vrai dire, les grands génies étaient inimitables. On trouvait dans Cicéron des choses qui n'étaient peut-être pas un défaut, mais qui le deviendraient dans un génie moins heureux. «Il y a, disait Érasme, des natures si heureusement douées, que tout ce qu'elles font leur sied. Au jugement de tous, ce serait être détracteur effronté que de chercher à reprendre quelque chose dans l'éloquence de Cicéron. Toutefois la plupart de ses qualités confinent à des défauts. Essayez d'y ajouter, et son abondance deviendra redondance; sa libre hardicsse, impudence; son badinage, bouffonnerie; son nombre oratoire, musique. »

Après avoir montré que le cicéronien était une chimère impossible, Érasme établissait qu'en fait il n'a jamais existé. Il parcourait la série des auteurs qui avaient paru dans le monde depuis l'orateur romain, et faisait voir qu'aucun d'eux n'avait été cicéronien : les uns ne cherchant pas à l'être,

et ce sont les plus grands; les autres le cherchant sans pouvoir y réussir. Il suivait ainsi l'histoire jusqu'au sein de l'époque contemporaine et osait juger les écrivains encore vivants, entreprise téméraire qui devait exciter bien des ressentiments et lui causer d'amers ennuis. Arrivé au bout de cette longue énumération où se trouve plus d'un jugement bizarre, il conclut ainsi : «< Jusqu'ici nous n'avons pas trouvé le cicéronien; il ne reste plus qu'à aller le chercher dans les îles Fortunées. Il faut donc supporter un mal commun à tous. »

En effet, Erasme n'était pas cicéronien; il ne l'était ni dans la phrase, ni dans l'expression; il prenait partout où il trouvait quelque chose de vif et d'heureux. Il ne visait pas au purisme; il cherchait la facilité naturelle, la grâce, le piquant, la vivacité spirituelle et enjouée. C'étaient là ses qualités brillantes; c'était son originalité. Il sentait que l'imitation servile de Cicéron devait glacer l'inspiration et frapper l'esprit de stérilité. Il fit voir avec mesure et avec force dans quelles bornes doit se maintenir l'imitation des modèles. Suivant lui, l'orateur doit avant tout porter l'empreinte des choses et du temps, s'il ne veut pas manquer à la convenance. Un chrétien doit parler comme un chrétien, s'il veut rester dans la vérité, s'il veut agir puissamment sur les âmes. "Longueil, dit-il, s'appliqua tout entier à reproduire Cicéron, et ce ne fut pas sans succès. Mais combien il est plus froid que lui-même dans les écrits où il combat les doctrines de Luther! Que serait-ce, dites-moi, si, au lieu de combattre, il eût expliqué les mystères des divines écritures?... Une imitation trop minutieuse détruit, en effet, toute originalité, toute physionomie personnelle, toute vie, toute chaleur, tout mouvement vrai et naturel dans la pensée et dans le style. »

On a vu ailleurs (1) quelles colères le Cicéronien excita contre Erasme, surtout en France et en Italie. Les Italiens ne pouvaient lui pardonner d'avoir osé critiquer Cicéron. Ils l'accu

(1) 1er vol., p. 532 et suiv.

V. Burigny, t. I, p. 551 et suiv.

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sèrent d'avoir voulu en quelque sorte anéantir les ouvrages de ce grand homme, afin que dans la suite on ne lût que les siens. Mais les deux écrivains qui le traitèrent avec le plus d'indignité, ce furent deux Français, Jules-César Scaliger et Etienne Dolet. Dans un premier libelle, Scaliger appelait le Cicéronien un ouvrage misérable que les libraires repoussaient avec dégoût comme tous ceux du même auteur. Il représentait Érasme lui-même comme un bourreau, un parricide, comme un nouveau Porphyre, comme le véritable auteur du lutheranisme, qui avait commencé par attaquer Jésus-Christ pour de là passer à Cicéron, s'efforcer de le renverser et se mettre à sa place.

Cet écrit, où la violence était poussée jusqu'au ridicule, excita l'indignation générale. Bedda lui-même, le fougueux syndic de la Sorbonne, soupçonné d'y avoir pris part, le trouva trop violent et le désavoua. Un ami d'Érasme lui écrivait : « Les honnêtes gens approuvent tous que vous ne répondiez pas aux calomnies de Scaliger. Quel que soit l'auteur de ce libelle, c'est un bouffon, un ridicule conteur de fables qui manque de sens commun. »

Scaliger, informé des doutes élevés sur le véritable auteur de son écrit, en revendiqua la propriété avec colère. Il en composa un second plus violent encore. Il peint Érasme comme un avare, un ivrogne, un orgueilleux, une furie déchaînée contre la religion, comme l'écueil de la véritable éloquence, comme un monstre odieux à l'Italie, à la France, à l'Allemagne, et dont les écrits sont la honte du nom chrétien. Il avoue que son premier ouvrage a paru plein de fureur même aux ennemis d'Érasme. Mais il prétend l'avoir composé à la sollicitation de plusieurs savants, Leonicenus, Pomponace, Coelius Rhodiginus, Louis Gauric et Jean Jucundus. Il écrivit aussi plusieurs lettres qui dépassent les deux libelles en furieuses injures. Joseph Scaliger, son fils, sans approuver le Cicéronien, disait plus tard : « Mon père attaqua Érasme en soldat. Depuis, après avoir étudié, il vit que c'é

tait un grand homme... Peut-être mon père ne l'avait pas lu, ou ne l'entendait pas. Après avoir vu ses ouvrages, il se repentit d'avoir écrit contre lui. »

Dolet ne montra pas moins de fureur. Il fit imprimer un dialogue sous ce titre De Imitation de Ciceron contre D. Érasme en faveur de Christophe Longueil. Les interlocuteurs étaient Thomas Morus et Simon de Villeneuve qui parlait d'Érasme avec le plus grand mépris. Il le traitait de bouffon, de radoteur, d'homme léger et double, d'escroc et de parasite. Il l'accusait d'avoir voulu empêcher qu'on ne se proposât pour modèle le style de Cicéron, d'avoir jugé les modernes d'une manière fausse et partiale, d'être prévenu contre la nation française, attaquée sans cesse dans ses écrits. Le seul mérite de ce libelle, c'est d'avoir justifié Cicéron au sujet de certaines critiques peu fondées.

Dolet ne s'en tint pas là; il mit au jour un second écrit aussi injurieux que le premier. « Je pense, disait-il, que l'auteur du Cicéronien n'avait pas la tête saine quand il le composa. >> Mais Érasme à peine mort, il regretta publiquement d'avoir outragé un si grand homme. Il l'appela l'honneur de l'Allemagne, l'ornement de sa patrie, un savant comparable à ce que la France et l'Italie avaient de plus illustre.

CHAPITRE IV

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Érasme fondateur de la république des lettres. Son esprit cosmopolite.

Érasme a vu de bonne heure que les lettrés, pour résister aux efforts de leurs adversaires conjurés, devaient eux-mêmes réunir leurs forces et opposer aux phalanges ennemies des bataillons non moins serrés. Il a jugé, en même temps, que le concert des savants pouvait singulièrement hâter les progrès de l'érudition; car c'étaient surtout les œuvres d'érudition qui occupaient l'activité studieuse de la Renaissance. S'il n'était pas permis aux lettrés, épars dans les diverses contrées de l'Europe, de siéger dans la même académie pour exposer leurs découvertes devant leurs doctes collègues et faire jaillir de la discussion de nouvelles lumières, ils pouvaient du moins converser à distance par des lettres fréquentes qui, établissant pour eux une sorte de vie commune et comme un lien indissoluble, devaient leur ménager le moyen de s'aider mutuellement, de s'éclairer les uns les autres par une bienveillante et judicieuse critique, de mettre, pour ainsi dire, en contact leurs idées malgré l'éloignement, et de constituer une sorte de république savante. Dès lors agissant, non pas chacun pour son compte, mais tous de concert, unissant leurs forces jusque-là isolées en un faisceau invincible, les lettres pourraient défier leurs adversaires, commander à l'opinion et par elle gouverner le monde.

Cette espèce d'académie universelle, où la correspondance

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