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était parmi les orateurs ce qu'Appelle était parmi les peintres. Mais quelque parfait qu'il fût, il ne devait pas être le modèle unique de celui qui aspirait à l'éloquence. Zeuxis, voulant produire un type achevé de beauté dans Hélène, ne se borna pas à prendre pour modèle la plus belle de toutes les femmes, mais choisit chez les plus belles ce qu'elles avaient de plus beau. Cicéron, malgré ses perfections de tout genre, n'avait-il pas des taches? Les anciens du moins le croyaient.

Érasme rappelait les critiques diverses qui lui avaient été adressées. « Ces critiques, disait-il, n'ont pas pour but de rabaisser l'orateur romain; mais elles vont à sa gloire, pour nous empêcher de mal rendre l'image de son éloquence, comme de mauvais peintres; elles vont à notre intérêt, afin que nous n'embrassions pas une vaine ombre, comme Ixion amoureux de Junon, ou Pâris d'Hélène. Cette perfection sans tache, que l'on veut aujourd'hui trouver dans Cicéron, dépasse les forces humaines; on n'a jamais vu de perfection semblable dans aucune branche des arts, à plus forte raison dans l'éloquence qui résume et réunit en quelque sorte tous les autres... Il faut étudier surtout Cicéron, mais non pas Cicéron seul, conformément au précepte de Quintilien. Celuilà est véritablement cicéronien qui peut, comme lui, traiter supérieurement toute espèce de sujets. »

Érasme raillait les méprises des cicéroniens qui avaient tourné en ridicule un fragment de Cicéron attribué à un Allemand, tandis qu'ils accordaient leur enthousiasme et presque leur adoration à des ouvrages apocryphes. En tout cas l'art devait se cacher. Il fallait donc déguiser l'imitation même de Cicéron. Autrement on n'avait que le mérite d'écrire des centons et d'ajuster des pièces de mosaïque. L'orateur ne parlait pas seulement pour l'ostentation et la parade; il voulait être utile; viser à la faible gloire de paraître cicéronien, c'était une ambition bien peu noble. Érasme se moquait de l'imitation frivole et puérile de Cicéron, déjà tour

née en dérision par Quintilien. Il n'approuvait pas ceux qui bannissaient absolument les pensées et les formules chrétiennes. Pour lui, le christianisme était une mine féconde d'idées que Cicéron n'avait pu ni connaître ni exprimer. Il regardait même la pensée chrétienne comme supérieure à la pensée païenne. Il allait plus loin encore lorsque, devançant Pascal, il écrivait « Toute la philosophie des Grecs auprès de la philosophie du Christ n'est que songe et frivolité. »>

«L'orateur, disait-il encore, doit exprimer les idées, les mœurs, les allures de son temps, tout comme les peintres et les sculpteurs. Un peintre ne peut représenter le Christ sous les traits d'Apollon, ni la Vierge sous ceux de Diane, ni sainte Agnès sous ceux de Laïs. La convenance est la loi suprême de l'orateur. Nous avons aujourd'hui devant nous un monde qui ne ressemble guère à celui de Cicéron. Or il faut que notre discours convienne aux personnes et aux choses présentes, que la parole soit l'écho expressif du monde au milieu duquel on vit. Afin de pouvoir reproduire Cicéron, il faudrait avant tout se trouver au milieu de la Rome de Cicéron. En un mot, pour être véritablement cicéronien, il ne faut pas lui ressembler... Qui donc aujourd'hui peut parler selon la convenance, s'il ne s'écarte beaucoup de cet orateur?... Chrétien, je dois parler à des chrétiens de la religion chrétienne, de la pénitence, de l'aumône, du mépris des vanités du monde, de l'étude des divines Écritures. De quel secours me sera ici l'éloquence de Cicéron? Les idées sur lesquelles je dois parler lui étaient inconnues, comme les mots qui sont nés avec elles pour les exprimer. Qu'un orateur parait froid, quand, à ces matières, il coud des lambeaux de pourpre enlevés à Cicéron ! »>

Érasme, pendant son séjour à Rome, avait entendu les premiers prédicateurs de son temps, Pierre Phédrus et Camille. Leur éloquence était toute païenne. Dans un sermon prononcé devant Jules II par un ardent cicéronien, en présence d'une assemblée nombreuse et savante, l'exorde et la

péroraison plus longue que le discours presque tout entier, étaient consacrés aux louanges du pontife que le prédicateur appelait Jupiter très bon et très grand. Un autre cicéronien, dans un sermon sur la Passion, rappelait les Décius, les Curtius, Socrate, Phocion, Aristide; il comparait les triomphes de Scipion, de Paul Emile et de César au triomphe de la croix. Son discours, froid, insipide, n'était qu'une amplification cicéronienne, sans émotion, sans véritable éloquence. Le sujet religieux et moral de la Passion n'était pas traité. Il divisait son sermon en deux parties. Dans la première, il prétendait montrer que la mort du Christ était douloureuse, et il donnait envie de rire; dans la seconde, il s'efforçait de la faire voir glorieuse et triomphante, et il donnait envie de pleurer, contre son intention. «< Celui qui voulait, dit Érasme, exalter dans ses paroles la gloire de la croix, devait se proposer pour modèle l'apôtre Paul plutôt que Cicéron... Ce romain parla un langage si latin, qu'il ne dit pas un mot de la mort du Christ. Un tel sermon pouvait tout au plus être loué comme un exercice d'écolier.

« On ne saurait croire avec quel superbe dédain les cicéroniens détestent la barbarie de saint Thomas, de Scot et de leurs pareils; et pourtant ces barbares sont plus cicéroniens en réalité que ces hommes qui se croient des Cicérons; car ils parlent d'une manière plus appropriée au sujet qu'ils traitent. Nul n'est bon orateur, s'il n'entend bien et s'il n'aime son sujet or les cicéroniens ne comprennent ni n'aiment la doctrine du Christ dont ils négligent l'étude... Même sur un sujet profane, un chrétien ne doit pas parler comme un païen; car toutes nos actions doivent être réglées sur la morale du Christ... Si l'on traite de barbare tout mot nouveau ou récemment trouvé, il n'y a point de mot qui n'ait été barbare dans un certain temps. »

Érasme oubliait que le latin était une langue morte et qu'il ne pouvait acquérir des expressions nouvelles sans se corrompre. Mais il avait raison d'ajouter : « Tous les arts ont

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leur langage technique. Pourquoi notre religion n'aurail-elle pas le sien? Des mots ont été forgés ou détournés de leur sens pour faciliter l'intelligence des dogmes sublimes du christianisme. Faudra-t-il s'abstenir de parler de ces choses, ou en parler avec d'autres termes, choisis arbitrairement? Comment rougir d'employer des expressions consacrées par la tradition chrétienne depuis le Christ et les apôtres ? A la rigueur, il serait plus juste de dire que la majesté de la philosophie chrétienne est souillée par les mots, les figures et les mesures de Cicéron. Ne pouvons-nous pas citer les prophètes, les Proverbes, les Évangiles, les Epitres, comme Cicéron, Homère, Sophocle, Ennius, Platon? »>

Érasme protestait contre la superstition païenne qui dédai· gnait les livres et les auteurs chrétiens; il attaquait avec force un excès qu'il regardait comme funeste, prêt à se retourner contre l'excès contraire. Il comparait Moïse à Hérodote, la création du monde et la sortie d'Egypte aux fables de Diodore, les Livres des Rois à Tite-Live, la céleste morale du Christ à l'ironie de Socrate, les Psaumes animés d'un souffle surhumain aux adulations de Pindare, les cantiques de Salomon aux idylles frivoles de Théocrite. Il montrait la profonde différence qui éclatait dans les personnages comme dans le fond des choses. « La philosophie céleste, disait-il, a son éloquence propre, comme elle a une sagesse distincte de la sagesse humaine; et il n'est pas étonnant qu'elle diffère un peu de celle de Démosthène ou de Cicéron. Tempe de Thessalie n'a pas un son plus doux à notre oreille que montagne de Sion. »>

Érasme effleurait en passant un sujet traité plus tard par Fénelon et développé par Châteaubriand. « C'est du paganisme, ajoutait-il; oui, du paganisme. Nous ne sommes chrétiens que de nom... Le nom de Jésus, celui de la Vierge, ceux de Pierre et de Paul, les citations de l'Écriture, voilà des ornements plus éclatants pour un sermon que dix mille passages d'Ennius et d'Accius. Pour mériter le titre de vrai

cicéronien, il faut puiser comme lui à diverses sources, approfondir les pensées chrétiennes, comme il a lui-même approfondi les pensées païennes. Par là on pourra, sinon l'égaler, du moins produire quelque œuvre qui soit digne de lui... Il y a dans Cicéron des qualités générales qui peuvent être transportées à tout sujet, la netteté, la clarté, l'élégance, l'éclat... Mais chercher à reproduire la forme cicéronienne, c'est s'attacher à la couleur de la peau, à un vain reflet qui se ternit en peu de temps... Il faut imiter Cicéron, comme il a lui-même imité les autres; faire comme l'abeille pour son miel qu'elle recueille sur différentes fleurs et qu'elle prépare ensuite intérieurement. L'éloquence a pour but de persuader; celle qui ne fait que plaire n'est pas digne d'un homme de bien. »

C'est ainsi que Fénelon disait plus tard : « L'homme vraiment digne d'être écouté, est celui qui ne parle que pour la vérité et la vertu. » On peut voir qu'Érasme a tracé à l'éloquence chrétienne la route où elle marcha avec tant d'éclat au XVIIe siècle. Seulement elle abandonna la langue latine qui ne pouvait être entendue que des savants; elle parla au peuple chrétien dans un idiome vulgaire, mais vivant, poli par la marche du temps et l'influence des bons écrivains, expression vraie du génie national.

Aux yeux d'Érasme, non-seulement les cicéroniens se proposaient un but mauvais et funeste, mais ils visaient à l'impossible; ils faisaient tort à Cicéron, comme ferait un méchant peintre à une belle femme dont il ébaucherait le portrait; le plus souvent ils n'en reproduisaient que les défauts. « Il leur suffit peut-être, disait-il, d'être appelés les ombres de Cicéron. Pour moi, je ne désirerais même pas être appelé l'ombre d'Apollon. J'aimerais mieux être Crassus vivant que Cicéron passé à l'état de fantôme ou d'école... Le peintre le plus habile ne peut exprimer que les linéaments du corps, la forme, l'âge, la santé, les sensations; mais le fond de l'homme lui échappe ; il ne lui est donné de peindre que ce

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