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Quelque vaste portée qu'on donne toutefois à ce mot de nature, nous avons une idée qui va au-delà. Nous entendons parfaitement ce que nous disons, quand nous parlons de surnaturel. En dehors et au-dessus de la nature, nous plaçons un règne spécial auquel nous ne faisons nulle difficulté de croire. L'embarras n'est pas ici de croire, il n'est que de définir, d'expliquer, d'adapter nos instruments de connaissance. Qu'est-ce que le surnaturel? Serait-ce tout simplement, par une ignorance provisoire, un ordre de faits que nous n'avons pas su encore ranger sous l'empire démontré d'une loi de la nature? ou bien, comme le mot l'indique, est-ce une sphère autre que celle de la nature, une sphère supérieure? En ce cas, quels moyens avons-nous d'y pénétrer ? Des facultés particulières nous permettent-elles d'y atteindre? L'esprit de l'homme compterait-il ainsi plusieurs degrés? Tandis que l'un de ces degrés nous retiendrait dans le monde de la nature, nous y ferait cultiver les sciences proprement dites, desservirait nos relations ordinaires et suffirait au menu des prosaïques et constantes nécessités du commerce de la vie, y aurait-il un degré plus élevé de l'esprit qui tout à coup forcerait les barrières d'un monde nouveau, qui nous ferait gravir jusqu'au surnaturel, qui, par cette ascension merveilleuse, nous conduirait à une vie plus parfaite que celle dont nous arrangeons, tant bien que mal, au rez-de-chaussée de la nature humaine, les conditions? Et de la sorte, nous serait-il permis de réduire en connaissances plus hautes, en science transcendante, tout ce qui dans le monde surnaturel se serait offert à notre expérience et à notre étude? Questions dont nous avons beau nous défendre, devant la bouillante ardeur de ceux qui les posent. On somme la science de remplir tout son programme. Investigation de la nature, nous dit-on, à la bonne heure. Mais qu'est-ce que la nature ? où se sépare-t-elle du surnaturel?

quelle douane y a-t-il le long de cette frontière? Le surnaturel, ne le trouvons-nous pas avant tout dans une faculté de notre esprit parfaitement appropriée pour pouvoir le saisir ailleurs?

Alors, en vérité, la médaille de 1666 aurait grand besoin d'être remise sous le balancier et refrappée avec une légende plus exacte que celle de Colbert; car, le progrès qui y est donné pour devise à la noble Académie ne serait plus qu'un mensonger symbole, qu'un augure trompeur, si l'on ne joignait pas à l'investigation de la nature, l'étude jugée possible du surnaturel et si l'on ne complétait point par là l'ensemble nécessaire de la science. Vous le voyez, c'est un procès en forme qu'on fait à l'Académie des Sciences et à toutes les académies constituées sur le même modèle, quand on veut étendre de cette façon le contenu de la magnifique légende: Investigation et progrès.

Nous portons en nous, comme chacun peut le reconnaître, un sentiment qui cherche toujours quelque secrète et impétueuse issue vers l'inconnu. Ce qui ne serait encore que de la curiosité, si l'attrait se redoublant, le cap étant tourné pour ainsi dire vers un autre monde, parmi de flottantes vapeurs semblables aux brises parfumées qui allaient audevant du vaisseau de Christophe Colomb, le sentiment dont je parle ne prenait une forme plus décidée et ne devenait ce qu'on a fort bien nommé du mysticisme. Ce sentiment, je n'ai pas la prétention d'en donner philosophiquement l'analyse: il faudrait pour cela se tourner vers l'infini, avec lequel l'âme humaine, telle que Dieu l'a créée, entretient toujours une parenté cachée et d'invisibles relations, et ce serait m'engager dans une route autre que celle que je veux parcourir. Je me contente de rapporter le mysticisme à l'éveil d'une curiosité particulière qui, excepté chez un bien petit nombre, sort toujours plus ou moins du fonds abondant de

sensibilité de la nature humaine; ce mysticisme, quand il s'est exalté, quand il a conjuré toutes les puissances du cœur, quand il a oublié les attaches prudentes par lesquelles nous sommes retenus aux réalités comme aux ancres précieuses qui assurent la manœuvre de l'esprit, nous fait échouer sur des parages où, depuis le goût du surnaturel jusqu'aux plus extrêmes superstitions, s'étend tout un vaste espace bien diversement rempli, occupé par d'innocents jouets, des songes ravissants, de ridicules fantômes, de tristes passions, d'affreuses calamités, de tragiques douleurs, et qui est moins éclairé par la lumière du soleil que baigné dans la lueur blafarde des aurores boréales.

Où allez-vous, aurait-on pu demander au XVIIIe siècle d'où nous sortons? Le siècle hésitait en effet sur sa direction véritable. D'un côté, retentissaient ces fortes maximes de justice, d'humanité, de liberté civile qui paraissaient faire entendre la voix même de la raison, et qui nous acheminaient vers le grand et incomparable évènement de la Révolution française. D'un autre côté, vous eussiez dit que les choses marchaient en un sens tout opposé. Une épidémie du mysticisme que je tâchais de définir tout à l'heure, était la maladie des esprits, maladie qui avait des racines lointaines, profondes; sa période d'incubation avait couvert le siècle tout entier. A peine le quiétisme, châtié par le génie sévère de Bossuet, avait-il cessé ses dernières langueurs et renoncé à une manière anéantissante d'aimer Dieu, qui risquait de confoudre le saint amour chrétien avec le Nirvâna paresseusement extatique de l'Inde; à peine avait fini aussi le mysticisme protestant, accompagné de délire prophétique, de la guerre des Cévennes, qu'éclatait, dans la première partie de XVIII siècle, la folle exaltation des convulsionnaires sur le tombeau du diacre Pâris, et que pendant plusieurs années, la capitale, y compris de fortes têtes du Parlement, se donnait

le spectacle des crucifiements par plaisir et des miracles courant les rues; puis, pendant que dans le nord, Swedenborg, favorisé de célestes visions, entrait en conversation réglée avec les anges et les morts, pendant qu'en Suisse Muralt conseillait de substituer aux débiles procédés de l'intelligence l'instinct divin, au moyen duquel on aurait avec Dieu une communication immédiate et complète; pendant qu'en Bavière Gassner appliquait gravement l'exorcisme du démon au traitement des maladies, c'était en France l'expérience que Delisle affrontait, à l'Hôtel des Monnaies de Lyon, de la poudre de projection des alchimistes, dont les fourneaux trouvent encore des croyants pour les allumer; et c'était aussi l'apparition presque non-interrompue jusqu'aux jours de la Révolution de ces étranges personnages qui exercèrent autour d'eux une influence très-réelle, ou dans les salons, ou dans tous les rangs de la nation, ou dans les sentiers perdus des sociétés secrètes; par exemple: le comte de Saint-Germain, familier avec les grands seigneurs et les princes, et faisant accepter sans trop de démenti sa prétention à une existence qui aurait remonté à plusieurs centaines d'années; Mesmer, suscitant le plus capricieux engouement, réunissant l'élite de la capitale autour de son baquet, d'où même la reine Marie-Antoinette se serait approchée, et soulevant les premières manifestations de ce magnétisme animal repris avec une ardente persévérance après lui par une foule de gens de bonne foi ou de savants, qui ne firent que se rendre les cautions équivoques de ses merveilles; Cagliostro éclipsant encore de pareils prestiges par sa magie plus transcendante, puisée aux sources de l'antique Égypte, Cagliostro régnant sur une multitude disséminée en Europe dans les loges de la franc-maçonnerie et ne promettant à ses adeptes rien moins qu'une recette à fin d'opérer dans l'homme « la renaissance morale et la renaissance

physique; » Martinez Pasqualis, héritier des vieux procédés théurgiques de la Kabbale; à sa suite, mais avec de notables différences de doctrine qu'il serait injuste de ne pas mentionner, le marquis de Saint-Martin, caché sous le nom du philosophe inconnu, auteur d'une secte non encore éteinte et qui eut un large foyer de propagande dans notre ville; sans parler de tout ce qui, dans la sphère des convictions. religieuses, se répandit encore, à la même époque et vers la fin du siècle, de mysticité déréglée, je devrais dire extravagante, par la société des victimes de Mlle Brohon, par celle des fanatiques d'Avignon, à la tête de laquelle était Pernéty, neveu de notre concitoyen, qui a fait le livre des Lyonnais dignes de mémoire, enfin par les auréoles prophétiques des illuminées Labrousse et Catherine Théos. On se ferait difficilement une idée de tout ce qui s'accumulait alors de tendance au merveilleux, de penchant au mystère, de foi aveugle au surnaturel. Un témoignage contemporain de beaucoup de poids nous rapporte ce qui en était de cette France des dernières années du XVIIIe siècle. Mounier, qui avait présidé l'Assemblée constituante et que sa position avait mis à même d'être un excellent observateur, a écrit: <«< Mille circonstances que j'ai connues par moi-même me « persuadent que si la Révolution n'avait pas interrompu la « direction que la mode avait prise, elle allait devenir très« favorable aux idées superstitieuses (1). »

Heureusement donc est venue la Révolution pour empêcher le XVIIIe siècle de faire fausse route, et je ne sais si on apprécie suffisamment le rare mérite de notre temps de n'être plus guère dominé que par les tranquilles pouvoirs de la raison qui veillent sur les intérêts de la vie humaine.

(1) Mounier De l'influence attribuée aux philosophes sur la Révolution française, p. 72.

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