Obrazy na stronie
PDF
ePub

Voilà à peu près les principaux défauts que j'ai cru apercevoir dans l'Edipe de Corneille. Je m'abuse peut-être : mais je parle de fes fautes avec la même fincérité que j'admire les beautés qui y font répandues; & quoique les beaux morceaux de cette piéce me paraiffent très-inférieurs aux grands traits de fes autres tragédies, je defefpère pourtant de les égaler jamais car ce grand homme eft toujours au-deffus des autres, lors même qu'il n'eft pas entiérement égal à lui-même.

Je ne parle point de la verfification; on fait qu'il n'a jamais fait de vers fi faibles & fi indignes de la tragédie. En effet, Corneille ne connaiffait guères la médiocrité, & il tombait dans le bas avec la même facilité qu'il s'élevait au fublime.

J'espère que vous me pardonnerez, monfieur, la témérité avec laquelle je parle; fi pourtant c'en eft une de trouver mauvais ce qui eft mauvais, & de refpecter le nom de l'auteur fans en être l'esclave.

Et quelles fautes voudrait-on que l'on relevåt? Serait-ce celles des auteurs médiocres dont on ignore tout jufqu'aux défauts? C'est fur les imperfections des grands hommes qu'il faut attacher fa critique; car fi le préjugé nous faifait admirer leurs fautes, bientôt nous les imiterions, & il fe trouverait peut-être que nous n'aurions pris de ces célèbres écrivains que l'exemple de mal faire.

[blocks in formation]

LETTRE V.

Qui contient la critique du nouvel EDIPE.

M

Onfieur, me voilà enfin parvenu à la par

tie de ma differtation la plus aifée, c'està-dire, à la critique de mon ouvrage; & pour ne point perdre de tems, je commencerai par le premier défaut, qui eft celui du fujet. Réguliérement, la piéce d'Edipe devrait finir au premier acte. Il n'eft pas naturel qu'Edipe ignore comment fon prédéceffeur eft mort. Sophocle ne s'eft point mis du tout en peine de corriger cette faute. Corneille, en voulant la fauver, a fait encor plus mal que Sophocle, & je n'ai pas mieux réuffi qu'eux. Edipe, chez moi, parle ainfi à Jocaste :

On m'avait toujours dit que ce fut un Thébain
Qui leva fur fon prince une coupable main.
Pour moi qui, fur fon trône élevé par vous-même,
Deux ans aprés fa mort, ai ceint le diadême,
Madame, jufqu'ici refpectant vos douleurs,
Je n'ai point rappellé le sujet de vos pleurs ;
Et de vos feuls périls chaque jour allarmée,
Mon ame à d'autres foins femblait être formée.

Ce compliment ne me paraît point une excufe valable de l'ignorance d'Edipe. La crainte de déplaire à fa femme en lui parlant de fon premier

premier mari, ne doit point du tout l'empêcher de s'informer des circonftances de la mort de fon prédéceffeur. C'eft avoir trop de difcrétion & trop peu de curiofité; il ne lui eft pas permis non plus de ne point favoir l'hiftoire de Phorbas. Un miniftre d'état ne faurait jamais être un homme affez obfcur pour être en prifon plufieurs années, fans qu'on en fache rien. Jocaste a beau dire:

Dans un château voisin conduit fecrettement,
Je dérobai fa tête à leur emportement.

On voit bien que ces deux vers ne font mis que pour prévenir la critique; c'est une faute qu'on tâche de déguifer, mais qui n'en eft pas moins faute.

Voici un défaut plus confidérable qui n'eft pas du fujet, & dont je fuis feul refponfable. C'est le perfonnage de Philoctète. Il femble qu'il ne foit venu à Thèbes que pour y être accufé; encor eft-il foupçonné peut-être un peu légérement. Il arrive au premier acte, & s'en retourne au troifiéme. On ne parle de lui que dans les trois premiers actes, & on n'en dit pas un feul mot dans les derniers. Il contribue un peu au noeud de la piéce, & le dénouement fe fait abfolument fans lui: ainfi il paraît que ce font deux tragédies, dont l'une roule fur Philoctète, & l'autre fur Edipe.

J'ai voulu donner à Philoctète le caractère d'un héros, & j'ai bien peur d'avoir pouffé la grandeur d'ame jufqu'à la fanfaronade. Heureufement j'ai lû dans madame Dacier, qu'un homme

I 3

homme peut parler avantageufement de foi, lorfqu'il eft calomnié: voilà le cas où se trouve Philoctete. Il eft réduit par la calomnie à la nécellité de dire du bien de lui-même. Dans une autre occafion, j'aurais taché de lui donner plus de politeffe que de fierté ; & s'il s'était trouvé dans les mêmes circonftances que Sertorius & Pompée, j'aurais pris la converfation héroïque de ces deux grands hommes pour modèle, quoique je n'eute pas efpéré de l'atteindre. Mais comme il eft dans la fituation de Nicomède, j'ai crû devoir le faire parler à peu près comme ce jeune prince, & qu'il lui était permis de dire, un homme tel que moi, lorfqu'on l'outrage. Quelques perfonnes s'imaginent que Philoctète était un pauvre écuyer d'Hercule, qui n'avait d'autre mérite que d'avoir porté fes flèches, & qui veut s'égaler à fon maître dont il parle toujours. Cependant il eft certain que Philoctète était un prince de la Grèce, fameux par fes exploits, compagnon d'Hercule, & de qui même les Dieux avaient fait dépendre le deftin de Troye. Je ne fais fi je n'en ai point fait en quelques endroits un fanfaron; mais il eft certain que c'était un héros.

Pour l'ignorance où il eft, en arrivant, fur les affaires de Thèbes, je ne la trouve pas moins condamnable que celle d'Edipe. Le mont Eta où il avait vu mourir Hercule, n'était pas fi éloigné de Thèbes, qu'il ne pût favoir aifément ce qui fe paffait dans cette ville. Heureufement cette ignorance vicieufe de Philoctete m'a fourni une expofition du fujet qui m'a

paru

paru affez bien reçue; & c'eft ce qui me perTuade que les beautés d'un ouvrage naiffent quelquefois d'un défaut.

Dans toutes les tragédies, on tombe dans un écueil tout contraire. L'expofition du fujet fe fait ordinairement à un perfonnage qui en eft auffi bien informé que celui qui lui parle. On eft obligé, pour mettre les auditeurs au fait, de faire dire aux principaux acteurs ce qu'ils ont dû vraisemblablement déjà dire mille fois. Le point de perfection ferait de combiner tellement les événemens, que l'acteur qui parle n'eût jamais dû dire ce qu'on met dans fa bouche que dans le tems même où il le dit. Telle eft, entre autres exemples de cette perfection, la premiere fcène de la tragédie de Bajazet. Acomat ne peut être inftruit de ce qui fe paffe dans l'armée. Ofmin ne peut favoir de nouvelles du ferrail. Ils fe font l'un à l'autre des confidences réciproques, qui inftruifent & qui intéreffent également le fpectateur; & l'artifice de cette expofition eft conduit avec un ménagement dont je crois que Racine feul était capable.

Il eft vrai qu'il y a des fujets de tragédie où l'on eft tellement gêné par la bizarrerie des événemens, qu'il eft prefque impoffible de réduire l'expofition de fa pièce à ce point de fageffe & de vraisemblance. Je crois, pour mon bonheur, que le fujet d'Edipe eft de ce genre; & il me femble que lorfqu'on fe trouve fi peu maître du terrein, il faut toujours fonger à être intéreffant plutôt qu'exact; car le specta

[blocks in formation]
« PoprzedniaDalej »