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DISCOURS

SUR LA

TRAGÉDIE,

A MILOR D
BOLINGBROOK E.

SI je dédie à un Anglais un Ouvrage repré

fenté à Paris, ce n'eft pas, Milord, qu'il n'y ait auffi dans ma patrie des Juges très-éclairés, & d'excellens Efprits aufquels j'euffe pu rendre cet hommage. Mais vous fçavez que la Tragé➡ die de Brutus eft née en Angleterre: Vous vous fouvenez que lorfque j'étois retiré à Wandsworth, chez mon ami M. Faukener, ce digne & vertueux citoyen, je m'occupai chez lui à écrire en profe Anglaife le prémier Acte de cette piéce, à peu près tel qu'il eft aujourd'hui en vers Français. Je vous en parlois quelquefois, & nous nous étonnions qu'aucun Anglais n'eût traité ce fujet, qui de tous eft peut-être je plus convenable à votre Théatre *. Vous m'encou

Il y a un Brutus d'un Auteur nommé Lée; mais c'est un ou

vrage ignoré qu'on ne représente jamais à Londres.

ragiez à continuer un ouvrage fufceptible de fi grands fentimens.

Souffrez donc que je vous préfente BRUTUS, quoiqu'écrit dans une autre langue, docte fermones utriufque linguæ, à vous qui me donneriez des leçons de Français auffi-bien que d'Anglais, à vous qui m'apprendriez du moins à rendre à ma langue cette force & cette énergie qu'infpire la noble liberté de penfer; car les fentimens vigoureux de l'ame passent toujours dans le langage, & qui penfe fortement, parle de même.

Je yous avoue, Milord, qu'à mon retour d'Angleterre, où j'avois paffé deux années dans une étude continuelle de votre langue, je me trouvai embarraffé, lorfque je voulus compofer une Tragédie Françaife. Je m'étois prefque accoûtumé à penfer en Anglais : je fentois que les termes de ma langue ne venoient plus fe préfenter à mon imagination avec la même abondance qu'auparavant; c'étoit comme un ruiffeau dont la fource avoit été détournée; il me fallut du temps & de la peine pour le faire couler dans fon prémier lit. Je compris bien alors que pour réuffir dans un Art, il le faut cultiver toute la vie.

Ce qui m'effraya le plus en rentrant dans cette carriere, ce fut la févérité de notre Poëfie, & l'efclavage de la rime. Je regrettois cette heureuse liberté que vous avez d'écrire vos Tragédies en vers non rimés, d'allonger & fur tout d'accourcir prefque tous vos mots, de faire enjamber les vers les uns fur les autres, & de créer dans le befoin des termes nouveaux, qui font toujours adoptés chez vous, lorfqu'ils font fonores, intelligibles & néceffaires. Un Poëte Anglais, disois-je, eft un homme libre

qui affervit fa langue à fon génie ; le Français eft un esclave de la rime, obligé de faire quelquefois quatre vers, pour exprimer une pensée qu'un Anglais peut rendre en une feule ligne. L'Anglais dit tout ce qu'il veut, le Français ne dit que ce qu'il peut. L'un court dans une carriere vafte, & l'autre marche avec des entra→ ves dans un chemin gliffant & étroit.

Malgré toutes ces réfléxions & toutes ces plaintes, nous ne pourrons jamais fecouer le joug de la rime; elle eft effentielle à la Poëfie Françaife. Notre langue ne comporte point d'inverfions, nos vers ne fouffrent point d'enjambement nos fyllabes ne peuvent produire une harmonie fenfible par leurs mefures longues ou bréves : nos céfures & un certain nombre de pieds ne fuffroient pas pour diftinguer la profe d'avec la verfification; la rime eft donc néceffaire aux vers Français.

De plus, tant de grands Maîtres qui ont fait des vers rimés, tels que les Corneillés, les Racines, les Defpreaux, ont tellement accoûtumé nos oreilles à cette harmonie, que nous n'en pourrions pas fupporter d'autres ; & je le répete encore, quiconque voudroit fé délivrer d'un fardeau qu'a porté le grand Corneille, feroit regardé avec raison, non pas comme un génie hardi qui s'ouvre une route nouvelle ; mais comme un homme très-faible qui ne peut pas fe foûtenir dans l'ancienne carriere.

On a tenté de nous donner des Tragédies en profe; mais je ne crois pas que cette entreprise puiffe déformais réuffir; qui a le plus ne fçauroit fe contenter du moins. On fera toujours mal venu à dire au Public: je viens diminuer votre plaifir. Si au milieu des Tableaux de Rubens ou de Paul Veronefe, quelqu'un venol

placer fes deffeins au crayon, n'auroit-il pas tort de s'égaler à ces Peintres ? On eft accoûtumé dans les Fêtes, à des danses & à des chants; feroit-ce affez de marcher & de parler, fous prétexte qu'on marcheroit & qu'on parleroit bien, & que cela feroit plus aifé & plus naturel ?

Il y a grande apparence qu'il faudra toujours des vers fur tous les Théatres Tragiques, & de plus toujours des rimes fur le nôtre. C'est même à cette contrainte de la rime, & à cette févérité extrême de notre versification, que nous devons ces excellens ouvrages, que nous avons dans notre langue.

Nous voulons que la rime ne coûte jamais rien aux pensées, qu'elle ne foit ni triviale ni trop recherchée ; nous exigeons rigoureusement dans un vers la même pureté, la même exactitude que dans la profe. Nous ne permettons pas la moindre licence; nous demandons qu'un Auteur porte fans discontinuer toutes ces chaî

nes,

& cependant, qu'il paraiffe toujours libre, & nous ne reconnaiffons pour Poëtes que ceux qui ont rempli toutes ces conditions.

Voilà pourquoi il eft plus aifé de faire cent vers en toute autre langue, que quatre vers en Français. L'exemple de notre Abbé Regnier Defmarais de l'Académie Française & de celle de la Crufca, en est une preuve bien évidente. Il traduifit Anacréon en Italien avec fuccès, & fes vers Français font, à l'exception de deux ou trois Quatrains, au rang des plus médiocres. Notre Ménage étoit dans le même cas; combien de nos beaux Efprits ont fait de très-beaux vers Latins, & n'ont pu être fupportables en leur langue?

Je fçai combien de disputes j'ai efsuyées sur

notre verfification en Angleterre, & quels reproches me fait fouvent le fçavant Evêque de Rochefter fur cette contrainte puérile › qu'il prétend que nous nous impofons de gayeté de coeur. Mais foyez perfuadé, Milord, que plus un étranger connaîtra notre langue, & plus il fe reconciliera avec cette rime qui l'effraye d'abord. Non-feulement elle est néceffaire à notre Tragédie, mais elle embellit nos Comédies mêmes. Un bon mot en vers en eft retenu plus aifément; les portraits de la vie humaine feront toujours plus frapans en vers qu'en profe, & qui dit vers en Français, dit néceffairement des vers rimés; en un mot nous avons des Comédies en profe du célébre Moliere, que l'on a été obligé de mettre en vers après fa mort, & qui ne font plus jouées que de cette maniere nouvelle.

Ne pouvant, Milord, hazarder fur le Théatre Français des vers non rimés tels qu'ils font en ufage en Italie & en Angleterre, j'aurois du moins voulu transporter fur notre scene certaines beautés de la vôtre. Il eft vrai, & je l'avoue, que le Théatre Anglais eft bien défectueux: J'ai entendu de votre bouche, que vous n'aviez pas une bonne Tragédie; mais en récompense dans ces piéces fi monftrueuses vous avez des fcenes admirables. Il a manqué jusqu'à présent à prefque tous les Auteurs Tragiques de votre nation, cette pureté conduite réguliere, ces bienféances de l'action & du ftile, cette élégance, & toutes ces fineffes de l'art, qui ont établi la réputation du Theatre Français depuis le grand Corneille. Mais vos piéces les plus irrégulieres ont un grand mérite, c'eft celui de l'action.

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cette

Nous avons en France des Tragédies ef

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