Obrazy na stronie
PDF
ePub

BRUTUS,

TRAGÉDIE,

Représentée, pour la première fois, le 11 décembre

1730.

DISCOURS

SUR LA TRAGÉDIE,

A MYLORD BOLINGBROKE.

Si je dédie à un Anglais un ouvrage représenté à Paris, ce n'est pas, mylord, qu'il n'y ait aussi dans ma patrie des juges très éclairés, et d'excellents esprits auxquels j'eusse pu rendre cet hommage; mais vous savez que la tragédie de Brutus est née en Angleterre. Vous vous souvenez que lorsque j'étais retiré à Wandsworth, chez mon ami M. Falkener, ce digne et vertueux citoyen, je m'occupai chez lui à écrire en prose anglaise le premier acte de cette pièce, à peu près tel qu'il est aujourd'hui en vers français. Je vous en parlais quelquefois, et nous nous étonnions qu'aucun Anglais n'eût traité ce sujet, qui, de tous, est peut-être le plus convenable à votre théâtre 1. Vous m'encouragiez à continuer un ouvrage susceptible de si grands sentiments. Souffrez donc que je vous présente Brutus, quoique écrit dans une autre langue, docte sermones utriusque linguæ, à vous qui me donneriez des leçons de français aussi-bien que d'anglais, à vous qui m'apprendriez

1 Il y a un Brutus d'un auteur nommé Lée; mais c'est un ouvrage ignoré, qu'on ne représente jamais à Londres,

'du moins à rendre à ma langue cette force et cette énergie qu'inspire la noble liberté de penser : car les sentiments vigoureux de l'ame passent toujours dans le langage; et qui pense fortement parle de même.

Je vous avoue, mylord, qu'à mon retour d'Angleterre, où j'avais passé près de deux années dans une étude continuelle de votre langue, je me trouvai embarrassé lorsque je voulus composer une tragédie française. Je m'étais presque accoutumé à penser en anglais; je sentais que les termes de ma langue ne venaient plus se présenter à mon imagination avec la même abondance qu'auparavant c'était comme un ruisseau dont la source avait été détournée; il me fallut du temps et de la peine pour le faire couler dans son premier lit. Je compris bien alors que pour réussir dans un art; il le faut cultiver toute sa vie.

Ce qui m'effraya le plus en rentrant dans cette carrière, ce fut la sévérité de notre poésie, et l'esclavage de la rime. Je regrettais cette heureuse liberté que vous avez d'écrire vos tragédies en vers non rimés; d'allonger et surtout d'accourcir presque tous vos mots; de faire enjamber les vers les uns sur les autres, et de créer, dans le besoin, des termes nouveaux, qui sont toujours adoptés chez vous lorsqu'ils sont sonores, intelligibles et nécessaires. Un poëte anglais, disais-je, est un homme libre qui asservit sa langue à son génie; le Français est un esclave de la rime, obligé de faire

[ocr errors]

quelquefois quatre vers pour exprimer une pensée qu'un Anglais peut rendre en une seule ligne. L'Anglais dit tout ce qu'il veut, le Français ne dit que ce qu'il peut; l'un court dans une carrière vaste, et l'autre marche avec des entraves dans un chemin glissant et étroit.

Malgré toutes ces réflexions et toutes ces plaintes, nous ne pourrons jamais secouer le joug de la rime; elle est essentielle à la poésie française. Notre langue ne comporte que peu d'inversions; nos vers ne souffrent point d'enjambement, du moins cette liberté est très rare; nos syllabes ne peuvent produire une harmonie sensible par lears mesures longues ou brèves; nos césures et un certain nombre de pieds ne suffiraient pas pour distinguer la prose d'avec la versification: la rime est donc nécessaire aux vers français. De plus, tant de grands maîtres qui ont fait des vers vimés, tels que les Corneille, les Racine, les Despréaux, ont tellement accoutumé nos oreilles à cette harmonie, que nous n'en pourrions pas supporter d'autres; et, je le répète encore, quiconque voudrait se délivrer d'un fardeau qu'a porté le grand Corneille, serait regardé avec raison, non pas comme un génie hardi qui s'ouvre une route nouvelle, mais comme un homme très faible qui ne peut marcher dans l'ancienne carrière.

On a tenté de nous donner des tragédies en prose; mais je ne crois pas que cette entreprise puisse désormais réussir : qui a le plus ne saurait

« PoprzedniaDalej »