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nom de Jaffier, de Jacques-Pierre, d'Elliot; cela feul en France eût pu faire tomber la pièce. Mais voyez qu'Otway ne craint point d'affembler tous les conjurés. Renaud prend leur ferment, affigne à chacun fon pofte, prefcrit l'heure du carnage, et jette de temps en temps des regards inquiets et foupçonneux fur Jaffier dont il fe défie. Il leur fait à tous ce difcours pathétique, traduit mot pour mot de l'abbé de St Réal : Jamais repos fi profond ne précéda un trouble fi grand. Notre bonne deftinée a aveuglé les plus clair-voyans de tous les hommes, raffuré les plus timides, endormi les plus foupçonneux, confondu les plus fubtils: nous vivons encore, mes chers amis, nous vivons, et notre vie fera bientôt funeste aux tyrans de ces lieux, etc.

Qu'a fait l'auteur français? Il a craint de hafarder tant de perfonnages fur la fcène ; il fe contente de faire réciter par Renaud fous le nom de Rutile, une faible partie de ce même difcours qu'il vient, dit-il, de tenir aux conjurés. Ne fentez-vous pas, par ce feul expofè, combien cette fcène anglaise eft au-deffus de la françaife, la pièce d'Otway fûtelle d'ailleurs monftrueufe!

Avec quel plaifir n'ai-je point vu à Londres votre tragédie de Jules-Céfar, qui depuis cent cinquante années fait les délices de votre nation! Je ne prétends pas affurément approuver les irrégularités barbares dont elle eft remplie : il est seulement étonnant qu'il ne s'en trouve pas davantage dans un ouvrage compofé dans un fiècle d'ignorance, par un homme qui même ne favait pas le latin, et qui n'eut de maître que fon génie. Mais au

milieu de tant de fautes groffières, avec quel raviffement je voyais Brutus tenant encore un poignard teint du fang de Céfar, affembler le peuple Romain, et lui parler ainfi du haut de la tribune aux harangues!

Romains, compatriotes, amis, s'il eft quelqu'un de vous qui ait été attaché à César, qu'il fache que Brutus ne l'était pas moins: Oui, je l'aimais Romains; et fi vous me demandez pourquoi j'ai verfe fon fang,c'est que j'aimais Rome davantage. Voudriez-vous voir Cefar vivant, et mourir fes efclaves, plutôt que d'acheter votre liberté par fa mort? Céfar était mon ami, je le pleure ; il était heureux, j'applaudis à fes triomphes; il était vaillant, je l'bonore; mais il était ambitieux, je l'ai tué: Y a-t-il quelqu'un parmi vous affez lâche pour regretter la fervitude? S'il en eft un Seul, qu'il parle, qu'il fe montre; c'est lui que j'ai offenfe: Ya-t-il quelqu'un affez infame pour oublier qu'il eft Romain? Qu'il parle; c'eft lui Seul qui eft mon ennemi.

CHOEUR DES ROMAINS.

Perfonne, non, Brutus, perfonne.

BRUTUS.

Ainfi donc je n'ai offense personne. Voici le corps du Dictateur qu'on vous apporte; les derniers devoirs lui feront rendus par Antoine, par. cet Antoine, qui n'ayant point eu de part au châtiment de Céfar, en retirera le même avantage que moi: et que chacun de vous fente le bonheur ineftimable d'être libre. Je n'ai plus qu'un mot

à vous dire: J'ai tué de cette main mon meilleur ami pour le falut de Rome; je garde ce même poignard pour moi, quand Rome demandera ma

vie.

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LE CHOEU R.

Vivez, Brutus, vivez à jamais.

Aprés cette fcène, Antoine vient émouvoir de pitié ces mêmes Romains à qui Brutus avait inspiré fa rigueur et fa barbaric. Antoine, par un difcours artificieux, ramène infenfiblement ces efprits fuperbes ; et quand il les voit radoucis, alors il leur montre le corps de Céfar; et fe fervant des figures les plus pathétiques, il les excite au tumulte et à la vengeance. Peut-être les Français ne fouffriraient pas que l'on fit paraître fur leurs théâtres un chœur compofé d'artifans et de plébéïens Romains ; que le corps fanglant de César y fût expofé aux yeux du peuple, et qu'on excitât ce peuple à la vengeance du haut de la tribune aux harangues.: c'est à la coutume, qui eft la reine de ce monde, à changer le goût des nations, et à tourner en plaifir les objets de notre averfion.

Les Grecs ont hafardé dés fpectacles non moins révoltans pour nous. Hippolyte brifé par fa chûte, vient compter fes bleffures et pouffer des cris douloureux. Philoctete tombe dans fes accès de fouffrance; un fang noir coule de fa plaie. Oedipe couvert du fang qui dégoutte encore des reftes de fes yeux qu'il vient d'arracher, fe plaint des dieux et des hommes. On entend les cris de Clytemnestre que fon propre fils égorge; et Electre crie fur le théâtre: Frappez, ne l'épargnez

pas, elle n'a pas épargné notre père. Prométhée eft attaché fur un rocher avec des clous qu'on lui enfonce dans l'eftomac et dans les bras. Les Furies répondent à l'ombre fanglante de Clytemneftre par des hurlemens fans aucune articulation. Beaucoup de tragédies grecques, en un mot, font remplies de cette terreur portée à l'excès. Je fais bien que les tragiques Grecs, d'ailleurs fupérieurs aux Anglais, ont erré en prenant souvent l'horreur pour la terreur, et le dégoûtant et l'incroyable pour le tragique et le merveilleux. L'art était dans fon enfance du temps d'Efchyle, comme à Londres du temps de Shakespeare; mais parmi les grandes fautes des poëtes grecs, et même des vôtres, on trouve un vrai pathétique et de fingulières beautés; et fi quelques Français qui ne connaiffent les tragédies et les mœurs étrangères que par des traductions, et fur des ouï-dire, les condamnent fans aucune restriction; ils font, ce me femble, comme des aveugles qui affureraient qu'une rofe ne peut avoir de couleurs vives, parce qu'ils en compteraient les épines à tâtons. Mais fi les Grecs et vous, vous paffez les bornes de la bienféance, et fi les Anglais fur-tout ont donné des fpectacles effroyables, voulant en donner de terribles; nous autres Français, auffi fcrupuleux que vous avez été téméraires,nous nous arrêtons trop de peur de nous emporter, et quelquefois nous n'arrivons pas au tragique, dans la crainte d'en paffer les bornes.

Je fuis bien loin de propofer que la fcène devienne un lieu de carnage, comme elle l'est dans Shakespeare, et dans fes fucceffeurs qui, n'ayant

pas fon génie, n'ont imité que fes défauts ; mais j'ofe croire qu'il y a des fituations qui ne paraiffent encore que dégoûtantes et horribles aux Français, et qui, bien ménagées, repréfentées avec art, et fur-tout adoucies par le charme des beaux vers, pourraient nous faire une forte de plaifir dont nous ne nous doutons pas.

Il n'eft point de ferpent, ni de monftre odieux
Qui par l'art imité ne puiffe plaire aux yeux.

Du moins que l'on me dife pourquoi il eft permis à nos héros et à nos héroïnes de théâtre de fe tuer, et qu'il leur eft défendu de tuer perfonne ? La scène eft-elle moins enfanglantée par la mort d'Atalide qui fe poignarde pour fon amant, qu'elle ne le ferait par le meurtre de Céfar? Et fi le fpectacle du fils de Caton, qui paraît mort aux yeux de fon père, eft l'occafion d'un difcours admirable de ce vieux Romain; fi ce morceau a été applaudi en Angleterre et en Italie par ceux qui font les plus grands partifans de la bienféance française; fi les femmes les plus délicates n'en ont point été choquées; pourquoi les Français ne s'y accoutumeraient-ils pas? La nature n'eft-elle pas la même dans tous les hommes ?

Toutes ces lois, de ne point enfanglanter la fcène, de ne point faire parler plus de trois interlocuteurs, etc. font des lois qui, ce me femble, pourraient avoir quelques exceptions parmi nous, comme elles en ont eu chez les Grecs. Il n'en eft pas des règles de la bienféance, toujours un peu arbitraires, comme des règles fondamentales du théâtre, qui font les trois unités. Il y aurait

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