LE CORRESPONDANT L'AUTRICHE ET SES RÉFORMES 1 On dit beaucoup que l'empereur François-Joseph vient de << donner une constitution » à l'Autriche, et sur deux erreurs que contient cette formule on établit des discussions à perte de vue qui tendent cependant toutes à prouver que le gouvernement de Vienne a eu tort de faire ce qu'il a fait. Les uns voulaient qu'on demeurât, comme par le passé, une puissance absolue n'admettant aucune transaction entre l'autorité souveraine et le sujet, et, en fait de raisonnement, ayant recours à la force des armes; les autres le prenaient sur un bien autre ton, et déclaraient que certains droits ne se pouvaient donner. Ceuxlà disaient l'entreprise insensée, ceux-ci la réputaient impraticable. Or, ce qu'il y a de plus sûr, c'est que l'empereur François-Joseph n'a point jusqu'ici « donné de constitution » à l'Autriche, et c'est précisément pour cela que nous avons foi à l'œuvre qui se poursuit à Vienne. Ce qu'il faudrait plutôt dire, ce qui exprimerait l'ex acte vérité, ce 1 Sans en partager toutes les opinions, ni toutes les espérances, nous insérons volontiers le travail qu'on va lire, parce qu'il offre sur la crise décisive que traverse l'empire d'Autriche des informations curieuses et qu'il est l'œuvre d'un écrivain bien renseigné. (Note de la Rédaction.) JANVIER 1861. 1 serait que l'empereur a consenti à ce que les différents pays de l'empire se constituassent, ou se reconstituassent, car pour beaucoup, c'est de se reconstituer qu'il est question. Lorsqu'il s'agit de ce qu'on est convenu d'appeler un gouvernement constitutionnel, les peuples qui croient posséder la chose (ou peut-être même en avoir le monopole) refusent absolument d'y laisser associer le mot qui implique un don. Ils prétendent qu'une constitution donnée serait nulle et sans valeur, et que la seule qui fût sérieuse serait celle qu'aurait graduellement obtenue une nation sans cesse occupée à se constituer. C'est un principe chez les nations qui s'intitulent <«< constitutionnelles, » que chaque loi doit répondre à un besoin récl, bien et dûment constaté, et ne doit point le prévenir, et une de leurs plus grandes répulsions est pour les législateurs qui se mêlent de « trop légiférer. » De ce point de vue, une chose semble devoir conduire à juger favorablement ce qui se passe en Autriche, c'est que tout, jusqu'à cette heure, y est dû aux efforts simultanés des gouvernés et des gouvernants. L'empire s'est intéressé à son propre sort; chacune de ses parties constitutives a fait valoir ce qu'elle pensait être ses droits, ce qu'elle savait être ses besoins. Chaque intérêt séparé ou spécial s'est trouvé représenté, et, depuis huit mois, on peut dire que le gouvernement autrichien s'est vu face à face avec les forces vives du pays, les écoutant, apprenant à les connaître et acquérant la certitude (si heureuse pour qui sait en profiter) que de ces forceslà le pays était plein. Le dialogue entre le gouvernement et le pays a été éminemment honorable pour tous les deux, et a surtout eu un caractère essentiellement pratique. Il en est sorti peu de ces réclamations vagues qui sont révolutionnaires par leur essence même; il en est sorti beaucoup de demandes précises et concises, proférées avec respect, aboutissant très-souvent à une concession pleine et entière, toujours examinées avec une attention infatigable. On voulait ceci et non pas cela, on le voulait sous telle forme et non sous telle autre, et, à part certains cas exceptionnels dont nous parlerons plus tard, il s'est démontré presque toujours qu'on avait raison de vouloir ainsi qu'on a voulu, et surtout que l'on avait raison de savoir ce qu'on voulait. C'est, au fond, cette connaissance de ses propres intérêts, de ses propres besoins se réveillant successivement dans chacun des États de l'empire qui sauvera l'empire, s'il doit l'être; car, là où tous vivent et veulent vivre, nul ne peut vivre aux dépens de son voisin. Sous le système représentatif (destiné probablement à devenir avec le temps la forme gouvernementale de la société moderne tout entière), toute partie de la communauté qui se désintéresse d'elle-même trahit les autres et rompt l'équilibre. Une égale volonté d'être de la part de tous, voilà ce qu'il faut souhaiter. Plus il y a de variété dans les ten dances et de parité entre les forces mises en jeu, plus la tâche du gouvernement se simplifie. « Les Hongrois l'emportent pour le moment sur toute la ligne, écrivait de Vienne un homme d'État allemand au commencement du mois de novembre dernier, et j'en suis, ajoutait-il, enchanté, et, entendons-nous bien, enchanté en tant qu'Allemand, parce que j'espère que cela va nous stimuler, nous autres; nous forcer à suivre l'exemple qu'on nous donne, nous secouer et nous faire comprendre qu'il est grandement temps pour nous aussi de vivre de la vie politique. » Cela n'a pas manqué. Le succès des Hongrois n'a été qu'un début, un appel, par le fait, aux énergies latentes des autres populations, qui se sont remuées, relevées enfin et n'ont pas permis qu'un abus se fondât et qu'une seule race absorbât ce qui était l'héritage légitime de toutes. Pendant les premiers jours qui suivirent la publication du Diplôme du 20 octobre, on eût dit qu'il s'agissait uniquement d'une lutte entre l'Autriche et la Hongrie. Le principe de dualité se posait clairement, et on s'intéressait à l'un ou à l'autre des deux combattants en se demandant si la Hongrie « s'annexerait » l'Autriche, ou si l'Autriche germaniserait la Hongrie? Grâce à l'ignorance des Slaves et à la lenteur des Allemands, on a pu un moment craindre que la question ne demeurât enfermée dans les limites que j'indique. Il n'en a heureusement rien été. La réussite excessive des Hongrois a réveillé chez tous les autres peuples de l'empire la volonté d'être. Le Diplôme du 20 octobre, ne nous lassons pas de le redire, n'est nullement une constitution donnée, c'est un principe constitutionnel concédé, et en vertu duquel les différents pays de la Couronne pourront se constituer selon leur degré de valeur ou de force. Ce qui a suivi l'acte du 20 octobre est d'un intérêt plus grand encore pour l'homme politique de ce temps-ci que l'acte lui-même, car, en supposant que les principes admis le 20 octobre n'eussent pas eu pour effet les mouvements très-marqués et en sens très-divers qui en ont été la conséquence presque immédiate, cela aurait tout simplement prouvé que l'empereur François-Joseph et ses ministres devançaient opinion publique dans l'empire et offraient les éléments de la vie politique à des populations, soit incapables d'en user, soit insouciantes de s'en servir. Or, depuis le 20 octobre, deux mouvements bien distincts sont à constater: le mouvement victorieux des Hongrois d'abord, lesquels, ayant tout gagné, avaient l'air de vouloir tout entraîner de leur côté, et le mouvement moins vif, mais fort résolu des Allemands, qui, en s'opposant à ce qu'on leur enlevât leur légitime part d'influence dans les conseils de la première puissance germanique, ont rendu leur vraie signification, une signification définitive, aux réformes opérées en Autriche. Ni le temps des luttes ni le temps des difficultés n'est passé pour l'Autriche. En fait de questions de détail, il n'en est peut-être aucune qu'elle n'ait à résoudre; mais nous croyons maintenant établis d'une manière permanente les principes politiques au nom desquels elle peut procéder à l'œuvre du gouvernement. Nous croyons qu'il faut regarder l'entrée au ministère de M. de Schmerling comme le complément de tout ce qui s'est fait jusqu'ici. Nous prenons ce ministre comme le représentant du grand parti allemand sans lequel l'État autrichien ne saurait être. Nous croyons l'avènement au pouvoir de ce parti, non-seulement nécessaire, indispensable; mais nous sommes disposé à trouver très-heureuse la manière dont son avénement s'est fait. Il est, selon nous, fort heureux que l'élément allemand s'affirme et se maintienne comme réaction contre la prépondérance hongroise: ce sera là une sauvegarde contre les rêves de centralisation; mais il est également heureux que les Hongrois, en abusant de leur trop grande victoire, aient réveillé l'esprit allemand, car ce sera un obstacle aux tentatives par trop conservatrices et aux fréquentes explosions insurrectionnelles qui en sont le résultat. Nous le répétons : le 15 décembre est la conséquence logique du 20 octobre comme il en est le complément naturel. Toutes les forces du pays se sont manifestées, appelées l'une par l'autre, réagissant l'une sur l'autre. Une pareille situation ne peut se résoudre que d'une façon par les institutions représentatives les plus larges et les plus loyalement pratiquées. C'est ce qui nous faisait dire tout à l'heure que l'Etat autrichien a désormais trouvé la forme sous laquelle la vie politique de ses peuples doit se développer. Quoi qu'il arrive, nous tenons ceci pour sûr, et nous voulons examiner les trois périodes :période constitutive (le Reichsrath); période hongroise et période allemande, - par lesquelles, dans un espace de huit mois, l'empire autrichien est sorti du groupe des États monarchiques purs où l'on gouverne, pour entrer dans celui des monarchies mixtes, dites constitutionnelles, où l'on se gouverne. I « Lisez ce qui s'est dit à Vienne! » s'écriait l'autre jour, d'un ton plein de conviction, un écrivain dont le nom seul suffit à garantir les tendances libérales'. Et il disait bien. Il n'est aucune nation, si 1 Lettre au Sénat, par M. d'Haussonville. |