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la force, ils invoquèrent la justice; aux droits de l'État ils opposèrent ceux de la conscience. Leur réclamation étonna d'abord; mais, grâce à la constance avec laquelle ils la reproduisirent et au sang qu'ils versèrent pour l'appuyer, la légitimité en fut enfin reconnue, et, grâce à eux, un nouveau principe fut introduit dans le monde.

Vis-à-vis des lettres, la position des chrétiens n'était pas meilleure; ils avaient autant de peine à obtenir l'estime pour leur foi que la liberté pour leur culte. Les lettres grecs et romains avaient contre le christianisme les plus grossières et les plus absurdes préventions; le plus grand tort de cette doctrine à leurs yeux était précisément ce qui fait son principal mérite aux nôtres la proclamation de la fraternité humaine. C'était les blesser à l'endroit le plus délicat de leur orgueil que de prétendre leur imposer la même foi qu'au peuple. La condition du plus grand nombre des proselytes de l'Evangile ajoutait encore à l'éloignement qu'inspiraient aux lettres ses enseignements. Puis, comment admettre qu'une religion qui commandait la foi pût avoir une philosophie, et qu'une poésie quelconque pût émaner d'une morale qui imposait un frein à tous les sens?

Était-il raisonnable de chercher à ramener des esprits si profondément et, en apparence, si incurablement prévenus? De nos jours, où l'on a si peu de confiance dans l'efficacité de ce qu'on croit, sans doute parce qu'on croit faiblement, on ne l'eût point tenté. Alors on n'en désespéra pas, et les livres écrits à l'adresse des lettrès dédaigneux: Emuncti nares hominum, forment la plus riche et la plus belle partie de l'Apologétique chrétienne aux premiers siècles de l'Église.

Mais, quelle que fût la grandeur des obstacles que le christianisme rencontrait auprès des hommes d'État et des hommes de lettres, rien n'égalait ceux que lui opposait le grossier fanatisme du peuple. S'il est vrai de dire qu'à certains égards la voie avait été préparée, dans la société païenne, à l'Evangile, il est juste aussi de reconnaître que les masses populaires s'étaient plutôt abruties qu'élevées avec le cours des siècles. Le polythéisme s'était partout ravivé dans le peuple; il y avait une recrudescence de superstition et d'attachement aux cultes idolâtriques. « Tout était dieu, alors, » a-t-on dit. « Et, ajoute M. Freppel, comme si toutes les formes de l'idolâ– trie n'étaient pas épuisées, l'apothéose impériale était venue couronner cette déification universelle. » A ces grossières inclinations s'ajoutait chez le peuple un sentiment de haine instinctive pour la nouvelle croyance dont la pureté blessait ses goûts sensuels, une disposition aveugle à croire aux monstruosités dont on l'accusait.

La tâche de l'Apologétique était ici d'autant plus difficile, que l'adversaire était moins saisissable. Avec l'homme d'État et l'homme de lettres, on pouvait discuter au moins: la science, l'érudition, la dialectique, étaient des moyens. Mais de quelle ressource pouvait être tout cela auprès d'une foule abrutie par le sensualisme et fanatisée par la superstition? Évidemment c'était par l'exemple de leur vie seulement, par le spectacle soutenu des vertus nouvelles apportées par eux dans le monde, que les chrétiens pouvaient plaider leur cause devant les masses populaires. C'est ce qu'ils firent, ce semble; car nous ne trouvons rien, dans les monuments de l'Apologétique, qui soit spécialement à l'adresse du peuple.

Des trois obstacles en face desquels M. Freppel place l'Apologétique, il n'y en a que deux qu'elle ait attaqués directement : les doctrines des hommes d'État et les préjugés des hommes de lettres. La polémique où elle est entrée à cet égard a plus qu'un intérêt historique aujourd'hui : elle contient pour nous de véritables enseignements. La position de 1 Église a aujourd'hui de tristes rapports avec celle où elle se trouvait au deuxième siècle. N'est-il pas vrai, en effet, que le monde, à bien des égards, retourne au paganisme, et que le christianisme a contre soi la populace dépravée des villes et la classe entière des politiques et des lettres? C'est donc un utile tableau à mettre sous nos yeux que celui des luttes qu'engagèrent ou que soutinrent alors les chrétiens, et M. Freppel doit s'applaudir d'avoir été conduit si à propos, par la suite de son cours, à nous le présenter.

Ce tableau, le professeur l'a tracé largement; les travaux des apologistes sont non-seulement analysés, dans ses leçons, avec ampleur, mais éclairés de toutes les lumières nécessaires pour en comprendre l'esprit et en apprécier la valeur.

A la tête des apologistes se place, dans l'ordre du mérite et du temps, saint Justin. M. Freppel lui a consacré un volume tout entier de son cours; et ce n'est pas trop, selon nous, car les écrits de l'apologiste-martyr sont nombreux et d'une grande importance. Après en avoir établi l'authenticité, selon son usage, avec une connaissance parfaite des contestations qui se sont élevées à ce sujet dans ces derniers temps entre les érudits, M. Freppel les étudie l'un après l'autre au double point de vue de la polémique et de la théologie. Nous avons dit déjà que le côté littéraire, autrefois le principal aux yeux des professeurs d'éloquence sacrée, est de tous celui dont M. Freppel s'occupe le moins. Son but but trop exclusif peut-être - est moins de nous faire admirer que de nous faire comprendre ces anciens monuments de la littérature chrétienne.

Le Discours aux Grecs, dont il s'occupe d'abord, est pour lui l'occasion d'examiner si, comme on l'en a accusée, l'Apologétique chrétienne a mal saisi le mouvement doctrinal des siècles passés, et n'a pas méconnu en particulier l'esprit de la mythologie grecque; car aujourd'hui, à son tour, le paganisme a ses apologistes parmi nous. Les VI, VII, VIII et IX leçons de M. Freppel offrent sur ce sujet une intéressante et savante étude; le professeur y démontre avec évidence qu'en attaquant le polythéisme de son temps saint Justin le comprenait un peu mieux que ceux qui, à dix-huit siècles de distance, prétendent lui faire la leçon.

Ce qui montre qu'en soutenant saint Justin contre l'exégèse mythologique de ce temps-ci M. Freppel n'a pas un parti pris de tout louer dans ses ouvrages, c'est l'aveu loyal qu'il fait de la faiblesse de quelques-unes de ses argumentations et de plusieurs erreurs où il est tombé, notamment au sujet des poésies apocryphes d'Orphée, d'Eschyle, etc. A cette occasion, M. Freppel entre dans de curieux détails sur les supercheries littéraires de cette époque. Elles étaient pour la plupart l'œuvre des juifs d'Alexandrie, qu'animait, comme on sait, un prosélytisme plus ardent que délicat, et qui ne reculaient devant aucun moyen pour attirer les Grecs à la religion mosaique.

Ce prosélytisme d'une part, et, de l'autre, les résistances de la synagogue formaient un obstacle considérable à la propagation de l'Evan. gile. Saint Justin l'attaqua avec vigueur dans son Dialogue avec le juif Triphon. Cette controverse a fourni à M. Freppel la matière d'un intéressant travail sur le rabbinisme primitif dont la stratégie est plus curieuse à étudier qu'on ne pense (leçons XIX et XX).

Saint Justin avait vengé la doctrine chrétienne des attaques des lettres païens et des docteurs juifs en dissipant les préjugés des uns et en confondant les artifices des autres. Restaient les hommes politiques, princes, ministres, empereurs, qu'armait contre les chrétiens la vieille doctrine des religions d'État. C'est à ceux-ci que le grand apologiste s'adressa dans la personne de Marc-Aurèle et de Lucius Verus vers l'an 150, lorsque le cri populaire accusait de toute part les chrétiens des calamités dont l'empire était alors frappé. Nous n'analyserons pas ici après M. Freppel cette mémorable défense qui a servi de modèle à toutes les apologies postérieures; nous signalerons seulement le terrain sur lequel saint Justin se plaça. Ce terrain était celui du droit commun. Les chrétiens, par sa bouche, ne réclament, à leur profit, que l'application des principes de justice et d'équité qui doivent diriger les pouvoirs civils. S'appuyant sur la coutume qui avait porté l'intolérance romaine à se relâcher dans la pratique, saint Justin demandait que les disciples de l'Évangile fussent admis à jouir du même droit que les sectes païennes, et les religions étrangères admises dans l'empire, et qu'ils pussent professer leur doctrine au même titre. Ce qu'il voulait, c'est ce que veulent aujourd'hui et ce qu'ont obtenu en plusieurs lieux les catholiques répandus dans les États protestants ou infidèles, la liberté commune, sans restriction ni privilége. Nous n'entrerons pas en discussion avec M. Freppel sur la question de savoir si les chrétiens du deuxième siècle cntendaient ou non cette liberté dans le sens que lui ont donné de nos jours certaines théories condamnées: ce n'en est pas ici le lieu. Il y a mieux que des sujets de controverse irritante à chercher dans les glorieux monuments des luttes de la primitive Eglise.

La part de saint Justin dans ces luttes fut plus grande que celle d'aucun autre; il fit face à tous les ennemis, aux sophistes, aux poëtes, aux rabbins, aux philosophes, aux empereurs, avec une éloquence un peu rude, un peu abrupte peut-être, mais avec une solidité de connaissance et une fermeté de dialectique qui le mettent, pour nous, bien au-dessus de ses contemporains, Athénagore, Tatien, Méliton, hommes de plus de style sans doute, mais de inoins de doctrine, et qui n'ont pas eu la gloire de sceller comme lui leurs écrits de leur sang. Nous trouvons donc toute naturelle la place considérable que M. Freppel lui a faite dans son cours. Souvent, à la vérité, saint Justin est l'occasion plutôt que le sujet des leçons qui lui sont consacrées, mais il y a, en général, dans les excursions faites autour de ses œuvres, tant d'intérêt et tant de nouveauté parfois, que c'est à peine si l'on s'en aperçoit. Nous aurons à examiner, en parlant du volume consacré aux disciples de saint Justin, si ces digressions ne sont pas parfois des hors-d'œuvre et n'usurpent pas le terrain qui devrait toujours revenir, à notre avis, dans un cours d'éloquence, à l'appréciation littéraire des écrivains qui en font le sujet.

P. DOUHAIRE.

LES ÉVÉNEMENTS DU MOIS

22 janvier 1860.

L'épreuve des changements introduits dans l'organisation des grands corps de l'État par le décret du 24 novembre 1860 va bientôt s'accomplir. Nous n'avons pas dissimulé l'approbation que rencontrerait chez nous l'adoption par le gouvernement d'une politique à la fois conservatrice et libérale, et, si cette approbation s'est produite avec quelques réserves dans nos colonnes, c'est que nous n'êtions pas suffisamment éclairés sur la portée de l'acte du 24 novembre 1860.

La réunion prochaine des Chambres, l'interprétation immédiate que les organes du gouvernement donneront à ses dernières mesures, les projets de lois qui en développeront les conséquences irrésistibles, nous permettront bientôt de nous prononcer en connaissance de cause; nous le déclarons hautement ici, si la politique inaugurée le 24 novembre 1860 est sincèrement libérale, nous considérerons comme un devoir de la soutenir et de la défendre.

M. le ministre de l'intérieur nous a formellement invité à discuter ses mesures et celles de ses collègues; nous lui signalerons donc quelques faits qui nous paraissent en désaccord avec le sens que l'on attribue à son programme.

Si, en effet, la presse n'a plus eu, depuis un mois, à enregistrer silencieusement ces avertissements qui prouvaient surtout la volonté bien arrêtée de certains fonctionnaires de placer leurs actes au-dessus de toute discussion; si l'arrêté de M. le gouverneur de la Martinique, qui a supprimé la France d'outre-mer, ne nous a plus apparu que comme un triste souvenir des jours

heureusement passés; nous ne pouvons cependant louer tous les rapports de l'administration de M. de Persigny avec la presse.

Ainsi un honorable député de Paris, M. Émile Ollivier, avait sollicité, il y a déjà près de cinq semaines, l'autorisation de fonder une revue hebdomadaire, en prenant l'engagement de n'y attaquer ni la constitution, ni la dynastie; cette autorisation a été refusée, et, si nous sommes bien renseigné, plusieurs demandes de la même nature auraient éprouvé le même sort. La revue que M. Ollivier se proposait de fonder aurait certainement professé des doctrines contraires aux nôtres en bien des points; néanmoins nous regrettons, en gens sincèrement dévoués à la cause de la liberté, que M. de Persigny ait usé du droit rigoureux que lui donnait la législation de la presse, et ce refus, s'il émanait de tout autre, nous conduirait à penser que, même après le 24 novembre 1860, la presse est peu fondée dans ses espérances. Les arrêtés préfectoraux qui, dans les derniers jours de l'année 1860, ont distribué les annonces judiciaires, nous semblent aussi peu d'accord avec le décret du 17 février 1852, que ceux qui ont été rendus sous l'administration de M. Billault. Malgré les dispositions de ce décret, plusieurs préfets avaient désigné, à la fin de 1859, le journal du chef-lieu de leur département pour l'insertion des annonces à faire dans chaque arrondissement, au détriment des journaux des arrondissements, et surtout des justiciables. Les tribunaux saisis accidentellement de cette question n'ont tenu aucun compte des arrêtés préfectoraux: on pensait généralement que le nouveau ministre transmettrait des instructions à ses agents pour les engager à se conformer dorénavant au texte et à l'esprit de la loi consacrés par des décisions judiciaires : il n'en a rien été, et le conflit entre l'autorité judiciaire et l'autorité administrative va se prolonger.

M. de Persigny nous a toujours paru favorable à la décentralisation administrative; il ne pouvait, il est vrai, faire aucun pas décisif dans ce sens, avant la convocation des Chambres; cependant certains journaux ont cruvoir presque complètement un acte de décentralisation dans la mesure qui affranchit le préfet de la Seine du contrôle du ministre de l'intérieur. C'est, suivant nous, une grande erreur. Si un projet de loi n'est pas porté au Corps législatif pour changer les conditions administratives de la ville de Paris, elle offrira au contraire l'exemple de la centralisation la plus absolue, et continuera à n'intervenir à aucun degré dans l'examen et le contrôle de ses propres affaires. A côté du préfet de la Seine, il y a, nous ne l'oublions pas, un conseil municipal; mais ceux à qui cette dignité est dévolue ne représentent la ville de Paris qu'en vertu d'une délégation qu'ils ne reçoivent pas d'elle, mais de l'autorité souveraine; ils n'ont pas la confiance spéciale que donne l'élection, car ils ont la même origine que le premier magistrat du département. Déjà cette administration est, on le sait, une grande exception. L'impôt n'y est pas voté par celui qui le dépense. Mais, de plus, la dépense sera désormais en partie approuvée par celui qui la propose et qui la fait. Le budget

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