fait de chemin vers l'unité réelle que depuis une dizaine d'années, où de maladroits essais de centralisation excessive avaient tout empêché. Un résultat pareil ne peut cependant être obtenu que là où un pays est réellement préparé à la vie publique, et, il faut bien l'avouer, dans le commencement, tout honneur est dû aux députés hongrois, qui, par leur éloquence naturelle et leurs habitudes parlementaires, ont montré le chemin aux autres. En effet, dès le début, que voyonsnous? Tout le monde ayant admis (ni plus ni moins que si l'on avait eu affaire à une Chambre anglaise) que sur le budget devait porter d'abord toute discussion, et ce point demeurant acquis, on se laissait aller, comme cela arrive si fréquemment, à une discussion de détail. Certes, s'il y avait un sujet qui dût intéresser une réunion de délégués des différents pays de l'empire autrichien, c'était celui de l'enregistrement des domaines, du cadastre et de tout ce qui en dépend. C'est bien là une question vitale; aussi chacun s'y laissait entraîner, lorsque le petit groupe de Hongrois s'aperçut cependant de l'inopportunité de la discussion et des difficultés qui infailliblement en seraient la suite. Le comte Széchen prit la parole alors et ramena l'Assemblée par quelques mots à la perception la plus claire de ses devoirs. Le discours du comte Széchen est si précis, si net, définit si parfaitement les attributions du Reichsrath et l'oblige avec tant de fermeté à s'y tenir, que nous ne pouvons nous empêcher d'en donner quelques extraits. C'est au comte Széchen que l'on doit principalement la marche si pratique des discussions du Conseil élargi, marche qui a singulièrement aidé à l'expédition des affaires, parce que, la question de compétence définitivement réglée dès le début, l'Assemblée ne s'en est plus écartée et ne s'est plus mêlée que de ce qui la regardait en tant qu'Assemblée constituante: « Qu'on ne se méprenne pas sur le sens de mes paroles, dit le comte Széchen; je ne songe point à écarter les questions principielles de la discussion publique. Au contraire, il faut qu'elles soient discutées, et cela jusqu'au fond et avec une impitoyable publicité. Mais il faut se rendre compte de la manière de la discussion, d'où et de comment on discutera. Ce serait un grand malheur si le Reichsrath, se trompant sur ses fonctions, se vouait à une activité législative spéciale, au lieu de reconnaître toute la grandeur et l'ensemble de sa mission constitutive. A sa première réunion, qu'on se le rappelle bien, une assemblée délibérante, de quelque sorte qu'elle soit, n'offre aucune garantie de son utilité. C'est de la façon dont cette assemblée se conduit, c'est de la conscience qu'elle-même montre de ses devoirs que dépendent l'estime qu'on lui accordera, et l'importance des services qu'elle pourra rendre. Les plus amples capacités de bien faire peuvent s'annuler par l'emploi, soit insuffisant, soit erroné qu'on en fera, comme les moyens les plus restreints peuvent mener aux plus grands résultats par l'habileté qu'on mettra à en user. Le Reichsrath ne peut ni ne doit ignorer sa vraie mission, et, le tentât-il, presque chaque question spéciale dans laquelle il se fourvoierait le ramènerait à reconnaître la difficulté de sa position et la fausseté de sa route. Le tromper sous ce rapport ne serait rien moins que rendre cette assemblée-ci inutile, et que livrer dès l'abord à la destruction une institution qui, selon la pensée de l'empereur, contient le germe de toutes les prospérités de l'avenir. Si nous méconnaissons la gravité des circonstances et nous laissons entraîner à des discussions spéciales, quelque intéressantes qu'elles soient, je le dis hautement, nous n'accomplissons pas notre mission. Le manifeste impérial du 19 avril dernier a clairement annoncé aux divers pays de la Couronne quels moyens leur seraient donnés d'exprimer dorénavant leurs vœux; à tous ces pays, et notamment à la Hongrie, la convocation de diètes provinciales est promise, dans lesquelles tout ce qui regarde la législation spéciale sera discuté à fond. Ce ne peut donc pas être affaire au Reichsrath de s'immiscer dans le détail législatif et de chercher à modifier en quoi que ce soit, encore moins à diminuer l'importance des assemblées locales. J'honore la pensée du gouvernement, qui a tenu à soumettre certains projets de loi aux délibérations du Reichsruth, et je comprends que le zèle de certains membres les emporte, à ce propos, à des délibérations trop étendues; mais il faut tout subordonner à la nécessité de demeurer ce que nous sommes et de ne point éparpiller nos forces. La fonction du Reichsrath n'est pas, selon moi, de légiférer, de décider en dernier ressort, la compétence pour cela lui manque de toute façon; -sa fonction est de discuter, de préparer, d'appeler la lumière sur le principe d'institutions qui, elles, donneront et garantiront, sous une forme définitive et spéciale, la vie politique aux populations de l'empire. » : Une Assemblée constituante, on le voit, c'est là ce qu'était le Reichsrath dans la pensée de l'empereur et du comte de Rechberg; une Assemblée d'où tout devait sortir, mais dont ce n'était nullement la mission de tout faire elle-même. Je répète ce que je disais tout à l'heure la manière de conduire la discussion, la connaissance nette des limites dans lesquelles il convenait de discuter, la pratique parlementaire en un mot et la révélation distincte au Reichsrath de ce qu'il était et n'était pas, tout ceci, on le doit aux Hongrois. C'est eux, et, parmi eux, surtout les comtes Széchen, Barkoczy et Apponyi, qui, dans les premières séances, ont fait l'éducation de leurs autres collègues, et auxquels il en est naturellement revenu une grande part d'influence active, une sorte de direction acceptée par le reste de l'Assemblée. Peu à peu cependant on s'aperçoit que les représentants des autres provinces prennent exemple sur les Hongrois, ce qui ne veut pas dire qu'ils les imitent. Non! tous, dès qu'il s'agit de leurs intérêts spéciaux, demeurent ce qu'ils sont, nationaux, rien de plus; mais tous ont appris à discuter, et tous, jusqu'au jour de la clôture, discutent comme s'ils n'avaient de leur vie fait autre chose. Nous disions au début de ces pages que la vie publique trouvait en Autriche des hommes tout prêts à la pratiquer, et que les institutions représentatives étonnaient moins là que dans la plupart des autres pays. La raison en est fort simple : l'Autriche, après l'Angleterre, possède à la fois la plus grande aristocratie, et l'Ordre de Paysans (nous adoptons son propre mot de Bauern-stand), le plus consirable, nous dirions volontiers le plus noble qu'il y ait au monde. Or rien ne prépare aux occupations que, par convention, on appelle politiques, comme la grande existence territoriale grandement menée; c'est-à-dire avec toutes ses responsabilités, tous ses travaux et tous ses devoirs. Il est passé en proverbe en Angleterre que, dans toute réunion d'affaires, commission, comité, conseil d'administration, peu importe, rien ne vaut, comme travail et comme intelligence pratique, un « jeune pair. » Cela s'explique pour l'Anglais comme pour l'Autrichien. Le « jeune pair » a été, malgré lui, grandement élevé, et a appris dès le berceau à compter avec les charges sérieuses de la vie. Prenez partout la grande aristocratie autrichienne, en Moravie, en Bohême, en Silésie, en Styrie, vous trouverez sous d'autres formes les mêmes facultés qui caractérisent les aristocrates anglais, la même capacité de vie publique, les mêmes aptitudes dirigeantes, le même sens instinctif de la responsabilité, la même droiture et le même respect de tout ce qui est respectable en soi. L'Autriche, qui, ainsi que l'Angleterre, échappe à cette grande plaic des nations vieillies : une population de gentilshommes appauvris chez qui le prétendu culte d'un nom sert de prétexte à une paresse et à une vanité énormes, l'Autriche seule après l'Angleterre compte tous les éléments d'un working aristocracy'. Voilà pourquoi ce qu'on nomme la vie publique ne pouvait guère la surprendre; elle avait une Chambre des lords toute prête et qui sentait sa valeur, et, à part quelques exceptions, elle avait un corps électoral singulièrement distingué par l'honnêteté et le sens pratique. Ce sont là deux grands éléments du gouvernement mixte. Les principales difficultés que l'opinion du dehors suppose à la marche des affaires en Autriche consistent dans la fusion des classes et la fusion des nationalités. Ce qui s'est passé dans le Reichsrath me semble fournir la meilleure de toutes les réponses à ces inquiétudes, 1 Aristocratie travailleuse, mot consacré en Angleterre. 2 L'aristocratie autrichienne sentait si bien sa puissance, qu'elle a voulu des réformes avant tout le monde. Si les échos du salon de madame de Metternich pouvaient trahir ce que tant de fois ils ont entendu, ils rediraient bien des conversations où, en 1846-47, ceux qui portent les plus grands noms du pays répétaient toujours « Pourquoi pas des Chambres? N'avons-nous pas, après les Anglais, la première Chambre des lords qu'il y ait au monde? » en prouvant que tant de représentants de races et d'intérêts divers pouvaient tous proclamer nécessaire une unité de tendances politiques. Quelques exemples pris dans le très-grand nombre démontreront mieux que mes paroles ne sauraient le faire la force de cette conviction politique. L'évêque Strossmeyer, ardent partisan des Slaves de la Croatie, et qui, en fait de particularisme, livre un combat en faveur « des droits des Slovènes à leur langue, » se range du côté de « l'unité, de la puissance, de la grandeur de l'État autrichien, » en disant : « Ceci est au fond de nos cœurs à tous1. » M. de Mocsonyi est Serbe, et déclare que, les intérêts spéciaux une fois « garantis,» il ne voit une issue possible à la complication actuelle que dans « l'unité de l'État, » en tant qu'État'; M. Maager s'exprime d'une façon encore plus énergique, et motive encore plus nettement ses décisions : «< Si je ne voulais être, dit-il, que député transylvain et ne représenter que le passé historique des Saxons, j'adopterais entièrement le plan de la majorité du comité, car les Saxons de Transylvanie ont un grand passé historique aussi. Mais je n'ai que faire du passé, je m'occupe de l'avenir, et c'est avant tout l'avenir qui m'importe. Or l'avenir des Saxons transylvains, et l'avenir de tous les pays de l'Autriche, qu'on ne l'oublie pas, est inséparable du développement libéral d'une Autriche grande, puissante, libre, et politiquement unitaire. Organisons donc cet État uni, dès lors notre avenir est assuré, car, par les voies représentatives, une Autriche une ne peut pas ne pas garantir tous les droits nationaux particuliers. >> Et ainsi de tous. Ne pouvant tout citer, nous renvoyons nos lecleurs aux discours de l'évêque Korizmits, de M. Krainski, du comte Nostitz, du comte Clam, du prince Salm, de M. de Lichtenfels, de tous les membres enfin des deux comités, celui de la minorité comme celui de la majorité. Ils trouveront, je pense, que ceux qui ont écrit : «Lisez ce qui s'est dit à Vienne! » n'ont pas eu tort, et ils comprendront pourquoi nous avons osé affirmer que dans le Reichsrath se faisait clairement voir une politique et des tendances autrichiennes. Les deux comités, quoique partant de points de vue différents, sont aussi également autrichiens au fond. « La majorité, dit avec grande justice le comte Nostitz, veut une Autriche une par la force des circonstances et de l'histoire, une par la communauté des intérêts politiques; la minorité la veut une par la force d'un système gouvernemental. Or, ajoute-t-il, selon moi, l'unité de l'Autriche est et repose sur des bases bien autrement solides que sur un régime administratif fabriqué de main d'homme. L'unité de l'empire ne dépend même pas d'un commun attachement à la famille régnante; elle dépend surtout d'une commune histoire, pleine, depuis plusieurs siècles, d'une gloire commune, et d'un enchevêtrement social, amené par les intérêts et les liens de famille, et qui a jeté comme une sorte de réseau moral sur tant de races différentes. >> Ces paroles contiennent une grande vérité et une vérité pratique, et expliquent parfaitement la phrase plus sentimentalement vraie d'un autre membre de l'Assemblée, l'abbé Eder: « Salzbourg est mon pays, mais l'Autriche est ma patrie. » Avec quelques diversités de nuances, c'est là le fond de la conviction de tous, et, nous le répétons, de cette réunion de Bohêmes, de Hongrois, de Slaves, de Galliciens, d'Allemands, de Serbes et de Roumains, les uns nobles, les autres bourgeois (M. Maager est un épicier de Kronstadt ayant eu enseigne sur rue), il est sorti en somme un plan de politique impériale et non « particulariste, » national et non provincial; un plan qui laissait prévoir, à quiconque a le moindre coup d'œil politique, une représentation nationale des plus étendues dans un très-prochain avenir. Ce que nous avons voulu surtout montrer, c'est que du jour de la convocation du Reichsrath date toute l'œuvre au progrès de laquelle nous assistons, et que tout ce qui s'en est suivi n'en est que la conséquence nécessaire. Le Reichsrath est le premier pas fait dans une voie qui, dans un temps donné, mène droit au self-government. Le Reichsrath a prouvé qu'en ce pays d'Autriche, réputé si désuni, se trouvaient tous les éléments, mais tous! d'institutions dont le principe serait représentatif et le mode parlementaire. Au point de vue de la politique générale, les discussions qui ont eu lieu depuis le mois de mai jusqu'au mois de septembre, et qui aboutissent au Diplôme du 20 octobre, n'ont pas d'autre signification. Quant au détail de la politique intérieure, le premier effet spécial et momentané, c'est la victoire du parti hongrois sur ce qu'on appelle maintenant, dans toute l'Allemagne, le parti des « Non-Hongrois. » Le parti hongrois réussit dans la lutte parlementaire de cet été à peu près comme dans les grands combats de l'Angleterre, il ya soixante ans', les tories réussissaient contre les whigs, et vice versa. Mais, dans l'un comme dans l'autre cas, on sait ce qu'amène l'abus du triomphe. Les Hongrois en ont abusé. Nous venons d'essayer de donner aux lecteurs français une idée de la mission purement constitutive du Reichsrath. Nous aborderons maintenant la question hongroise en tâchant d'apprécier la conduite des chefs politiques du grand parti constitutionnel et du parti extrême prétendu « national, » qui n'est ni national, ni constitutionnel, ni politique. |