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ce qui ne tombait pas sous le joug, tout ce qui échappait à cet état misérable où la guerre avait réduit les peuples, devenait pour les vaincus plus précieux et plus cher. C'était un monde meilleur, un inviolable asile où l'âme retrouvait sa dignité, sa vie, ses espérances, avec le droit de mépriser ses maîtres. Violemment détachée de la terre, privée de ces grands intérêts, de ces généreuses affections dont autrefois se nourrissait son ardeur, elle se réfugia, de toute l'énergie de ses souffrances, dans le sein de la philosophie et de la religion, et y porta cette activité passionnée qui ne pouvait plus se répandre et s'exercer au dehors. Epoque de crise douloureuse et de salutaires épreuves, où l'homme, courbé sous la main qui l'opprimait, se releva fièrement vers le ciel; où, proscrit de la gloire et de la patrie, il chercha un noble exil dans les régions sereines de la pensée, puisant une grandeur nouvelle dans sa détresse, et l'amour des biens immatériels dans le dégoût du monde et de ses misères.

Cette tendance à un spiritualisme exalté, née d'un malaise moral, n'existait pas seulement chez les nations humiliées par les armes romaines: Rome aussi portait le poids de l'oppression sortie de son sein. Contre les excès d'une tyrannie en démence, qui confondait tous les droits, toutes les grandeurs, tous les talents, dans l'égalité de la servitude et de l'avilissement, il se forma dans le secret des cœurs un soulèvement des plus nobles et des plus purs instincts de la nature humaine, une révolte de la vertu, de la pudeur, de la raison, de la justice impunément outragées La corruption des mœurs, qui avait infecté toutes les classes, aggravait les souffrances politiques, et redoublait l'horreur qu'inspirait une société infortunée où le mal, sous ses formes les plus hideuses, abusait de son triomphe Cet orgueil effronté des richesses mal acquises, étalant dans les plaisirs privés et

publics un luxe insensé; cette ivresse de voluptés où grands et petits se plongeaient pour s'étourdir; cet abus de la matière tourmentée pour les besoins insatiables d'une sensualité raffinée; cette continuelle orgie des vices les plus extravagants, indignaient les âmes élevées, les intelligences d'élite, avides de travaux, de périls et de gloire, et condamnées à l'inaction et au déshonneur. Dans tous les temps où la diffusion des richesses et les progrès de la civilisation ont établi chez un peuple le règne du matérialisme, tandis que l'amour du bienêtre, le désir d'une vie molle et pleine de délices enflamme les appétits vulgaires, on voit certains esprits généreux se refuser à ces indignes jouissances, mépriser ce que la multitude adore, et goûter je ne sais quel âpre plaisir à résister au siècle, et à cultiver héroïquement des vertus abandonnées.

Telles sont les causes principales qui, au commencement de l'ère moderne, firent naître et développèrent dans le monde un esprit nouveau, hostile aux puissances malfaisantes sous la domination desquelles était l'humanité. Une lutte s'engagea, lutte religieuse et philosophique, conflit des deux principes qui constituent notre nature et règlent nos destinées : le principe intelligent, immatériel protesta avec énergie contre l'envahissement et l'empire immodéré du principe matériel, représenté par la violence, par les richesses, par les plaisirs. L'esprit nouveau, s'inspirant de cette antipathie, exalta tout ce que le siècle avait méconnu ou proscrit; il glorifia l'indépendance en haine de la conquête, la pauvreté par dégoût de l'opulence, la solitude par ennui du monde, la chasteté et la tempérance par mépris pour les déréglements d'une génération pervertie. A cet état d'abjection où l'homme était descendu, il opposa les idées les plus hautes sur l'excellence de sa na

ture, la noblesse de son origine, la puissance de ses facultés, l'étendue de ses prérogatives; en dédommagement de ces biens terrestres qui lui étaient ravis, il lui donna l'infini pour carrière et pour domaine, il lui montra au fond de lui-même des richesses intérieures qu'il ne soupçonnait pas, et au delà d'une existence éphémère, des espérances qu'il avait trop dédaignées. Insensiblement, ces idées pénétrèrent dans les intelligences; tantôt sous une forme vague, confuse, incertaine, tantôt avec force et avec clarté. Ce fut comme une lueur céleste, comme un rayon divin qui brilla sur cette impure atmosphère où respirait le monde romain: là se tournèrent les regards de ceux que n'avait pas corrompus la contagion du siècle, et qui n'avaient pas entièrement abdiqué la dignité humaine.

Parmi toutes les doctrines nées du travail de la sagesse antique, une seule était digne d'exprimer ces pensées nouvelles et répondait à ces besoins naissants. Ce n'était ni le scepticisme de Pyrrhon ou de la nouvelle Académie, qui avait effacé dans les esprits les nobles impressions de la philosophie platonicienne; ni la doctrine de la sensation et de la volupté, coupable des progrès du matérialisme : ces systèmes, étroitement liés à la société vieillissante, dont ils ont accéléré le déclin, en suivront la destinée. Dépositaire des maximes spiritualistes de la morale grecque et des derniers restes de la vertu romaine,e stoïcisme seul s'accordait avec la tendance philosophique de l'esprit humain, et pouvait lui prêter le secours de son enseignement et la vigueur de ses convictions] D'un autre côté, ni les fables décréditées du polythéisme, ni ce mélange de superstitions bizarres enfantées par la corruption du sentiment religieux, ni les pratiques ridicules de la sorcellerie ou du charlatanisme ne suffisaient à contenter et à nourrir l'ar

deur mystique dont certaines âmes se sentaient agitées : le monde appelait une religion nouvelle, et le christianisme lui était donné.

Ainsi, ces instincts, ces sentiments, ces désirs, dont nous avons indiqué l'origine, furent recueillis, fortifiés, propagés par le stoïcisme et le christianisme.

Entre l'Evangile et l'école du Portique il existe des différences essentielles; mais quelque distinctes et séparées que soient ces doctrines, un trait leur est commun toutes les deux s'accordent à faire prédominer l'àme sur le corps, l'esprit sur la matière, à prêcher le détachement des choses périssables, le goût des biens surnaturels, l'exercice des plus austères ver

tus.

Au sein de Rome, et en face de l'appareil menaçant que déployait sa puissance, le stoïcisme déclara que la liberté humaine était au-dessus des atteintes de la force; il nia que le sage fût esclave dans les fers. La véritable indépendance, disait-il, est celle de l'homme maître de lui-même et vainqueur de ses passions; la servitude réelle est celle que nous imposent les vices. Il n'existe qu'un empire, celui de la vertu et de la raison : là le sage est roi, en quelque état que la fortune l'ait placé ici-bas. << Combien sont dignes de pitié les limites étroites des empires de la terre! Qu'est-ce que ces armées immenses qui s'agitent? une fourmilière en mouvement. Les choses vraiment grandes sont au-dessus de nos têtes; là s'étendent des espaces infinis, ouverts à notre âme. Elle y trouve sa vie, sa force, et reconnaît son origine. Une preuve de sa divinité c'est qu'elle aime le divin et s'en nourrit. Voilà ce qui donne du prix à l'existence; c'est de pouvoir contempler ces célestes merveilles, c'est d'être initié à ces sublimes mystères. A quoi bon voir le

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jour, si ce n'est pour jouir de cette prérogative ?Serait-ce pour préparer des boissons, et pour charger de nourriture un corps défaillant? Oh! que l'homme est chose vile, s'il ne s'élève au-dessus des choses humaines 1!» Le christianisme de son côté parcourait les provinces, en disant aux vaincus, aux opprimés, à tous ceux qui souffraient « Elevez vos cœurs! C'est aux choses d'en haut qu'il faut attacher vos regards et vos espérances, et non à celles de la terre. Votre séjour n'est point ici : le ciel est votre patrie, votre demeure. Esclaves, embrassez la sainte liberté des enfants de Dieu. Votre sagesse n'est point celle des puissances du siècle, qui passent et s'évanouissent: cherchez le royaume de Dieu 2! >> En ce qui touche à la conduite de la vie, à la règle des mœurs, l'enseignement stoïcien et les prescriptions apostoliques se ressemblaient en plus d'un point: <«< La vie est un combat, répétaient les chrétiens et les philosophes, la pauvreté un bien, la souffrance un gain pour la vertu, le corps un fardeau et une prison. Fuyez le monde et ses plaisirs dangereux; habitez en vousmême; le devoir de l'homme est de surveiller l'intérieur de son âme, d'épier ses vices naissants, de se demander à soi-même un compte sévère de ses fautes, de tendre constamment à la perfection. Ce n'est pas le corps qu'il faut exercer, mais l'âme; mortifiez votre chair, réprimez par l'abstinence l'ardeur de ses appétits; et le principe divin qui l'anime et qu'elle opprime, dégagé du poids de la matière, s'élèvera d'un vol plus libre vers le ciel. C'est par ces moyens que vous parviendrez à goûter la

'V. Séneque, passim, et notamment, pour ce passage, le début du 1er livre des Questions naturelles.

2 Saint Paul, Epîtres, passim, et particulièrement celles aux Ephésiens, aux Philippiens, aux Thessaloniciens.

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