Les Combats de mer plus terribles que ceux de terre. Si jamais l'homme eut occasion de développer cet instinct de courage que lui donna la nature, c'est dans les combats qui se livrent sur mer. Les batailles de terre présentent, à la vérité, un spectacle terrible; mais du moins le sol qui porte les combattans ne menace point de s'entr'ouvrir sous leurs pas; l'air qui les environne n'est pas leur ennemi, et les laisse diriger leurs mouvemens à leur gré; la terre entière leur est ouverte pour échapper au danger. Dans les combats de mer, tout conspire à augmenter les périls, à diminuer les ressources. L'eau n'offre que des abîmes, dont la surface, balancée par d'éternelles secousses, est toujours prête à s'ouvrir. L'air agité par les vents, produit des orages, trompe les efforts de l'homme, et le précipite au-devant de la mort qu'il veut éviter. Le feu déploie sur les eaux son activité terrible, entr'ouvre les vaisseaux, et réunit la double horreur d'un naufrage et d'un embrasement. La terre, ou reculée à une grande distance, refuse son asile; ou, si elle est près, sa proximité même est dangereuse, et le refuge est souvent un écueil. L'homme, isolé et séparé du monde entier, est resserré dans une prison étroite d'où il ne peut sortir, tandis que la mort y entre de toutes parts. Mais, parmi ces horreurs, il trouve quelque chose de plus terrible pour lui : c'est l'homme son semblable, qui, armé de fer, et mêlant l'art à la fureur, l'approche, le joint, le combat, lutte contre lui sur ce vaste tombeau, et unit les efforts de sa rage à celle de l'eau, des vents et du feu (1). THOMAS. Eloge de Duguay-Trouin. (1) Voyez Narrations, Combat et triomphe de Duguay-Trouin. 1.-24. 17 L'Avarice. L'AVARE n'amasse que pour amasser; ce n'est pas pour fournir à ses besoins, il se les refuse; son argent lui est plus précieux que sa santé, que sa vie, que lui-même ; toutes ses actions, toutes ses vues, toutes ses affections ne se rapportent qu'à cet indigne objet. Personne ne s'y trompe, et il ne prend aucun soin de dérober aux yeux du public le misérable penchant dont il est possédé; car, tel est le caractère de cette honteuse passion de se manifester de tous les côtés, de ne faire au dehors aucune démarche qui ne soit marquée de ce maudit caractère, et de n'être un mystère que pour celui seul qui en est possédé. Toutes les autres passions sauvent du moins les apparences; on les cache aux yeux du public; une imprudence peut quelquefois les dévoiler, mais le coupable cherche, autant qu'il est en soi, les ténèbres. Mais, pour la passion de l'avarice, l'avare ne se la cache qu'à lui-même loin de prendre des précautions pour la dérober aux yeux du public, tout l'annonce en lui, tout la montre à découvert; il la porte écrite dans son langage, dans ses actions, dans toute sa conduite, et, pour ainsi dire, sur son front. L'âge et les réflexions guérissent d'ordinaire les autres passions, au lieu que l'avarice semble se ranimer et reprendre de nouvelles forces dans la vieillesse. Plus on avance vers ce moment fatal, où tout cet amas sordide doit disparaître et nous être enlevé, plus on s'y attache; plus la mort approche, plus on couve des yeux son misérable trésor, plus on le regarde comme une précaution nécessaire pour un avenir chimérique. Ainsi l'âge rajeunit, pour ainsi dire, cette indigne passion; les années, les maladies, les réflexions, tout l'enfonce plus profondément dans l'âme; elle se nourrit et s'enflamme par les remèdes mêmes qui guérissent et éteignent toutes les autres. On a vu des hommes, dans une décrépitude où à peine leur restait-il assez de force pour soutenir un cadavre tout près de retomber en poussière, ne conserver, dans la défaillance totale des facultés de leur âme, un reste de sensibilité, et, pour ainsi dire, de signe de vie, que pour cette indigne passion; elle seule se soutenir, se ranimer sur les débris de tout le reste; le dernier soupir être encore pour elle; les inquiétudes des derniers momens la regarder encore; et l'infortuné qui meurt, jeter encore des regards mourans, qui vont s'éteindre, sur un argent que la mort lui arrache, mais dont elle n'a pu arracher l'amour de son cœur (1). MASSILLON. L'Ambitieux. QUELLE idée vous formez-vous d'un ambitieux préoccupé du désir de se faire grand? Si je vous disais que c'est un homme ennemi par profession de tous les autres hommes (j'entends de tous ceux avec qui il peut avoir quelque rapport d'intérêt ), un homme à qui la prospérité d'autrui est un supplice; qui ne peut voir le mérite, en quelque sujet qu'il se rencontre, sans le haïr et sans le combattre; qui n'a ni foi ni sincérité; toujours prêt, dans la concurrence, à trahir l'un, à supplanter l'autre, à décrier celui-ci, à perdre celui-là, pour peu qu'il espère d'en profiter; qui, de sa grandeur prétendue et de sa fortune, se fait une divinité à laquelle il n'y a ni amitié, ni reconnaissance, ni considération, ni devoir qu'il ne sacrifie, ne manquant pas de tours et de déguisemens spécieux pour le faire même honnêtement selon (1) Voyez les Leçons Latines anciennes, t. II, Caractères ou Portraits. le monde ; en un mot, qui n'aime personne, et que personne ne peut aimer. Si je vous le figurais de la sorte, ne diriez-vous pas que c'est un monstre dans la société, dont je vous aurais fait la peinture? et cependant, pour peu que vous fassiez de réflexion sur ce qui se passe tous les jours au milieu de vous, n'avouerez-vous pas que ce sont là les véritables traits de l'ambition, tandis qu'elle est encore aspirante, et dans la poursuite d'une fin qu'elle se propose? BOURDALOUE. Même sujet. UN homme livré à l'ambition se laisse-t-il rebuter par les difficultés qu'il trouve sur son chemin ? il se refond, il se métamorphose, il force son naturel, et l'assujettit à sa passion. Né fier et orgueilleux, on le voit, d'un air timide et soumis, essuyer les caprices d'un ministre, mériter par mille bassesses la protection d'un subalterne en crédit, et se dégrader jusqu'à vouloir être redevable de sa fortune à la vanité d'un commis ou à l'avarice d'un esclave; vif et ardent pour le plaisir, il consume ennuyeusement, dans des antichambres et à la suite des grands, des momens qui lui promettaient ailleurs mille agrémens. Ennemi du travail et de l'embarras, il remplit des emplois pénibles, prend non seulement sur ses aises, mais encore sur son sommeil et sur sa santé, de quoi y fournir; enfin, d'une humeur serrée et épargnante, il devient libéral, prodigue même; tout est inondé de ses dons, et il n'est pas jusqu'à l'affabilité et aux égards d'un domestique, qui ne soient le prix de ses largesses (1). LE MÊME. (1) Voyez, Morale religieuse, le même sujet, par Massillon et Bourdaloue; les Leçons Latines anciennes, t. I; et les Leçons Latines modernes, t. II. La Police de Paris. LES citoyens d'une ville bien policée jouissent de l'ordre qui y est établi, sans songer combien il en coûte de peines à ceux qui l'établissent ou le conservent, à peu près comme tous les hommes jouissent de la régularité des mouvemens célestes, sans en avoir aucune connaissance; et même plus l'ordre d'une police ressemble, par son uniformité, à celui des corps célestes, plus il est insensible, et par conséquent, il est toujours d'autant plus ignoré, qu'il est plus parfait. Mais qui voudrait le connaître et l'approfondir, en serait effrayé. Entretenir perpétuellement dans une ville telle que Paris une consommation immense, dont une infinité d'accidens peuvent toujours tarir quelques sources; réprimer la tyrannie des marchands à l'égard du public, et en même temps animer leur commerce; empêcher les usurpations mutuelles des uns sur les autres, souvent difficiles à démêler; reconnaître, dans une foule infinie, tous ceux qui peuvent si aisément y cacher une industrie pernicieuse, en purger la société, ou ne les tolérer qu'autant qu'ils lui peuvent être utiles, par des emplois dont d'autres qu'eux ne se chargeraient pas ou ne s'acquitteraient pas si bien; tenir les abus nécessaires dans les bornes prescrites de la nécessité, qu'ils sont toujours prêts à franchir; les renfermer dans l'obscurité à laquelle ils doivent être condamnés, et ne les en tirer pas même par des châtimens trop éclatans; ignorer ce qu'il vaut mieux ignorer que punir, et ne punir que rarement et utilement; pénétrer, par des conduits souterrains, dans l'intérieur des familles, et leur garder des secrets qu'elles n'ont pas confiés, tant qu'il n'est pas nécessaire d'en faire usage; être présent partout sans être vu; enfin, mouvoir ou arrêter à son gré une multitude immense et tumul |