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ments ne sont pas en toute circonstance conformes à la volonté de l'homme. Enfin la volonté n'est pas véritablement volonté, si elle n'est pas libre; et si elle est quelquefois empêchée, elle n'en est pas moins libre par nature. L'insuffisance du libre arbitre sans la grâce ne prouve nullement sa non existence. »

Érasme examinait la question de l'origine du mal. Il faisait voir qu'on devait rapporter cette origine au libre arbitre et non à une volonté mystérieuse de Dieu ou à toute autre cause fatale, telle que le mouvement général imprimé par la cause première, l'opération de la toute-puissance divine, les lois de l'univers. Sur ce dernier point, il ne répondait pas d'une manière très satisfaisante; il disait : « Dieu ne peut-il pas interrompre le mouvement du soleil, faire rebrousser le cours des fleuves? » C'était recourir aux miracles. Leibnitz a été mieux inspiré en faisant intervenir la sagesse en Dieu et le libre arbitre dans l'homme, et en reconnaissant que les lois du monde physique sont subordonnées aux lois supérieures du monde moral.

C'est en s'élevant à la même hauteur, qu'il cherchait la solution de cette autre question indiquée par Érasme et posée plus tard par Bayle : « Pourquoi Dieu laisse-t-il périr tant de pécheurs ? » Érasme renonçait à la résoudre et s'en remettait à la justice de Dieu qui ne pouvait rien faire ou rien permettre, sinon avec jugement. « Il vaudrait mieux, disait Luther, que l'homme fût privé du libre arbitre et qu'il eût été formé ou fortifié de manière à ne pouvoir tomber dans le mal. » Érasme répondait que dans l'ordre établi brillaient davantage la justice et la bonté de Dieu (1) qui veut être craint de façon à être aimé, qui veut être aimé de façon à être craint. On sait comment plus tard Leibnitz repoussait la même objection renouvelée par Bayle. Pour lever la difficulté, le grand philosophe s'appuyait sur le système de l'op

(1) V. tome X, p. 1409.

timisme et sur l'idée de la sagesse divine qui avait dû mettre des créatures libres dans le meilleur des mondes possibles. Érasme n'effleurait qu'avec répugnance de telles questions; il était près de s'écrier avec saint Paul : « O profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu! Il est Dieu et il fait ce qu'il lui plaît. »

Il insistait sur le sujet de la prescience divine qui avait été traité un peu trop succinctement dans son petit livre. C'était un des points sur lesquels Luther le pressait le plus dans sa réponse, refusant à Dieu la connaissance certaine des actes libres. Érasme répondait que Dieu connaissait l'avenir de la même manière que le passé. Il faisait voir avec beaucoup de netteté que l'infaillibilité de la prescience en Dieu pour qui tout est présent pouvait très bien se concilier avec le libre arbitre dans l'homme, sans réussir pourtant à dissiper toutes les ombres, sans résoudre toutes les difficultés que soulève la prescience des actes libres; ce que du reste il n'avait pas la prétention de faire. D'ailleurs Luther, en reconnaissant le libre arbitre dans les choses inférieures, n'échappait point à ces difficultés, sans compter qu'il se mettait en contradiction avec lui-même. Érasme disait ironiquement : « Avec son système, il faut refuser à Dieu le pouvoir de connaître d'avance si tel homme tuera ou ne tuera pas un chapon pour son dî

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La doctrine de Luther tendait à tout ramener à une cause unique, à supprimer les causes secondes; il était sur la pente suivie plus tard par Spinosa. C'est là, en effet, que mène logiquement le fatalisme : tout réduire à une cause unique, à une seule substance. Érasme montrait que cette doctrine éteignait l'ardeur de l'âme pour agir, qu'elle anéantissait la conscience et la raison dont la présence était attestée par les plus grands criminels comme Phèdre et Judas; qu'il y avait dans la raison même des païens un certain effort vers le bien; que Luther en plusieurs endroits, se contredisant lui-même, admettait la coopération, quelquefois même l'action et l'effort

du libre arbitre sans la grâce (1), tandis que partout ailleurs il déclarait que c'était l'esprit de Dieu qui pensait et qui priait en nous, mettant ainsi en péril de tout côté la personne et l'individualité humaine.

Dans sa réponse aux moines espagnols, il résumait sa pensée sur la question par ces remarquables paroles : « Il est reconnu qu'il y a quelque libre arbitre; mais on n'est pas encore bien d'accord sur ce qu'il est. Quelques passages des Écritures semblent le détruire entièrement et d'autres l'établir. C'est par la comparaison des uns avec les autres que nous avons défendu la liberté morale de l'homme; mais le sujet s'enfonce dans des abîmes insondables sur la prédestination, les futurs contingents et la prescience divine sur lesquels l'Écriture elle-même nous impose silence. »

Tel fut en substance le grand débat entre Érasme et Luther au sujet du libre arbitre. Luther avait pour lui l'appareil de la dialectique, la moquerie tranchante, la fougue passionnée, la véhémence entraînante. Érasme avait de son côté la fine ironie, le bon sens, la raison, le sentiment de la réalité, la vérité enfin qui triomphe des paradoxes.

(1) V. tome X, p. 1489.

CHAPITRE XI

Erasme véritable promulgateur du principe de la liberté de conscience, incompatible avec le fatalisme de Luther. Luther révolutionnaire et sectaire. Érasme libéral et philosophe.

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En défendant le libre arbitre contre Luther, Érasme plaidait la cause de toutes les libertés humaines; car toutes ont pour condition et pour fondement la liberté morale, la conscience, la raison, la responsabilité. Le droit individuel repose sur le devoir qui lui-même implique le libre arbitre. La brute soumise à la loi de la nécessité n'a ni devoirs ni droits. Ces mots n'ont de sens qu'appliqués aux êtres raisonnables et libres, aux personnes morales. Si l'on admet le système de la nécessité professé par Luther, on a beau dire; il n'y a pour l'homme ni devoir, ni droit individuel, ni liberté religieuse et politique. Le despotisme ou l'anarchie; telle est la conséquence logique du fatalisme. Avec lui, ce qu'on appelle droit, c'est la force qui empêche la société de se dissoudre et de tomber dans le chaos.

Cependant on croit communément que Luther a fondé la liberté de conscience. Aux yeux d'un grand nombre, c'est son honneur, c'est sa gloire; mais nous venons de voir que le droit de la conscience est incompatible avec la doctrine de la nécessité, avec la négation du libre arbitre. L'opinion commune est-elle donc le jouet d'une illusion? Sous une apparence de rigueur logique, Luther était l'inconséquence même. Il constitua le sens privé, arbitre suprême de la croyance; car

il lui abandonnait sans contrôle l'interprétation des Écritures sacrées; il ne lui donnait d'autre frein que la parole divine; et il put voir de ses propres yeux, combien ce frein était léger pour la pensée humaine et pour la liberté évangélique. Par là il exaltait la raison individuelle. Mais en même temps par sa doctrine de la grâce et de la nécessité, il détruisait le libre arbitre, il supprimait la responsabilité, anéantissait la raison personnelle, affaiblissait, effaçait presque l'individualité. Il ne voyait dans l'homme que l'action divine, que l'esprit, et par esprit, il entendait l'esprit de Dieu.

La contradiction paraît étrange; elle étonne dans une intelligence de cette trempe. Toutefois, si l'on va au fond des choses, elle s'explique. S'il n'y a de réel dans l'individu que l'action de l'Esprit, c'est-à-dire l'action divine, s'opposer à l'individu, c'est s'opposer à l'esprit, c'est s'opposer à Dieu. L'homme, ainsi considéré comme instrument passif de l'esprit, est nonseulement libre, mais il est souverain; rien ne doit lui résister.

Ne voit-on pas apparaître ici le germe des deux systèmes de la philosophie allemande, qui, partant l'un du moi, l'autre de l'absolu, aboutissent en définitive au même abîme, c'està-dire absorbent l'homme en Dieu ou Dieu en l'homme? On comprend dès lors comment Luther pouvait à la fois établir la souveraineté de la raison individuelle et refuser à cette raison une véritable individualité. Mais on voit en même temps que tout droit personnel est anéanti. L'homme destitué de toute action propre, déshérité du libre arbitre, n'a point, à vrai dire, de devoirs à remplir; dès lors il n'a point de droits. S'il reste encore un droit, c'est le droit absolu de Dieu; et s'opposer à son action dans l'homme, ce n'est pas une violation de la liberté humaine; c'est un attentat sacrilége contre la volonté immuable de Dieu.

Luther n'a donc pas connu le principe de la liberté de conscience dans sa vraie nature; car ce principe a sa base légitime dans le devoir qui oblige moralement tout homme d'honorer Dieu selon sa conscience. Ce devoir engendre pour

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