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J'ai indiqué à peu près tout ce que Racine devait aux Anciens : il est tems de le suivre luimême; et puisque j'ai commencé à parler du rôle de Phédre, continuons l'examen de ce rôle, qui d'ailleurs est prédominant dans la piece, et à qui tout est subordonné. Il est regardé généralement par les connaisseurs, et par Voltaire, le premier de tous, comme le plus parfait du théâtre. En effet, il réunit à lui seul, aú plus haut degré, tous les genres de beautés-dramatiques, le feu de la passion, la profondeur des sentimens, le combat le plus terrible du crime et du remords, la morale la plus frappante, et ce qu'il est rare de pouvoir allier à tant de lités, le plus grand éclat de couleurs poétiques. Il doit ce dernier avantage aux accessoires si riches et si variés de la mythologie, dont ce sujet était susceptible. Mais si la palette était brillante, jamais on n'y trempa un pinceau plus sûr et plus vigoureux. Dans les ouvrages d'imagination, l'on ne connaît que la Phédre de Racine et la Didon de Virgile, qui mêlent à l'intérêt de la passion la magie du coloris fabuleux, et ce double effet passe avec raison pour le chef-d'œu

vre de la poésie.

A peine au fils d'Egée
Sous les lois de l'hymen je m'étais engagée,
Mon repos, mon bonheur, semblait être affermi :
Athenes me montra mon superbe ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue;

qua

Un trouble s'éleva dans mon ame éperdue.
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.

Voilà la peinture la plus vraie de toutes les ardeurs de l'amour : voici ce que la Fable permettait d'y ajouter:

Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit tourmens inévitables.

Par des vœux assidus je crus les détourner:
Je lui bàtis un temple et pris soin de l'orner.
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée.
D'un incurable amour remedes impuissans!
En vain sur les autels ma main brûlait l'encens.
Quand ma bouche implorait le nom de la déesse
J'adorais Hippolyte, et le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
J'offrais tout à ce dieu que je n'osais nommer.

La poésie a-t-elle jamais parlé un plus beau langage à l'ame et à l'imagination? Nous avons vu ce même accord dans la déclaration de Phédre; nous avons vu tout ce que le labyrinthe et Ariane avaient fourni au poëte. La Fable n'a pas moins embelli ce délire si intéressant de la premiere scene, où Phédre mourante se rappelle tout ce que dans sa famille l'amour a fait de victimes. Mais c'est sur-tout dans le quatrieme acte, quand la honte et la rage d'avoir une rivale la jettent dans le dernier excès du désespoir, c'est alors que notre poésie s'éleve, sous la plume de Racine, à des beautés vraiment sublimes, dont il n'existait aucun modele chez les Anciens ni chez les Modernes, et au-delà desquelles on ne conçoit rien.

Misérable! et je vis, et je soutiens la vue
De ce sacré soleil dont je suis descendue!
J'ai pour aïeul le pere et le maître des dieux;
Le Ciel, tout l'Univers, est plein de mes aïeux.
Où me cacher? Fuyons dans la nuit infernale.
Mais que dis-je? Mon pere y tient l'urne fatale.
Le sort, dit-on, l'a mise en ses séveres mains;
Minos juge aux Enfers tous les pâles humains.
Ah! combien frémira son ombre épouvantée,
Quand il verra sa fille, à ses yeux présentée,
Contrainte d'avouer tant de forfaits divers,
Et des crimes peut-être inconnus aux Enfers!
Que diras-tu, mon pere, à ce spectacle horrible
Je crois voir de ta main tomber l'urne terrible;
Je crois te voir, cherchant un supplice nouveau,
Toi-même de ton sang devenir le bourreau.

:

Pardon un dieu cruel a perdu ta famille!
Reconnais sa vengeance aux fureurs de ta fille.
Hélas! du crime affreux dont la honte me suit,
Jamais mon triste cœur n'a recueilli le fruit.
Jusqu'au dernier soupir de malheurs poursuivie,
Je rends dans les tourmens une pénible vie.

Je ne connais rien dans aucune langue au dessus de ce morceau : il étincelle de traits de la premiere force. Quelle foule de sentimens et d'images! quelle profonde douleur dans les uns! quelle pompe à la fois magnifique et effrayante dans les autres ! Et quel coup de l'art, quel bonheur du génie, d'avoir pu les réunir! L'imagination de Phédre, conduite par celle du poëte, embrasse le Ciel, la Terre et les Enfers. La Terre lui présente tous ses crimes et ceux de sa famille; le Ciel, des aïeux qui la font rougir; les Enfers, des juges qui la menacent: les Enfers, qui attendent les autres criminels, repoussent la malheureuse Phédre. Et quelle inimitable harmonie dans les vers! quelle énergie de diction! Je me suis souvent rappelé qu'un jour, dans une conversation sur Racine, Voltaire, après avoir déclamé ce morceau avec l'enthousiasme que lui inspiraient les beaux vers, s'écria: Non, je ne suis rien auprès de cet homme-là. Ce n'est pas qu'il faille voir dans cette exclamation presque involontaire un aveu d'infériorité: c'était l'hommage d'un grand génie, dont la sensibi lité était en proportion de sa force, et à qui l'admiration faisait tout oublier, jusqu'au sentiment de l'amour-propre. Nous verrons dans la suite, que l'auteur de Zaïre, sans avoir rien qui soit dans ce genre, balance tant de perfection par d'autres avantages. Mais quel homme que celui qui a pu seul arracher à Voltaire le cri que Vous venez d'entendre !

Il prophétisait, Despréaux, lorsqu'il disait à

son ami, dans une Épitre digne de tous les

deux :

Eh! qui, voyant un jour la douleur vertueuse
De Phédre, malgré soi perfide, incestueuse,
D'un si noble travail justement étonné,

Ne bénira d'abord le siecle fortuné

Qui, rendu plus fameux par tes illustres veilles,
Vit naître sous ta main ces pompeuses merveilles ?

Voltaire a observé quelque part que ces merveilles étaient plus touchantes que pompeuses. Il me semble qu'elles sont l'un et l'autre, et ce que je viens d'en citer le prouve assez. Mais en effet, ce qu'il y a de touchant, ce qu'il y a d'unique dans le rôle de Phédre, c'est l'horreur qu'elle a pour elle-même. Jamais la conscience n'a parlé si haut contre le crime, et jamais aussi une passion criminelle n'inspira une plus juste pitié. Ce contraste est marqué dans la Phédre d'Euripide; il l'est même aussi daus celle de Séneque, malgré la déclamation qui étouffe si souvent toute vérité; mais qu'il l'est bien plus fortement dans Racine! Il a su lui donner en même tems, et plus de passion, et plus de remords. Qu'on en juge par ce morceau qui appartient tout entier à l'auteur français, parce qu'il est le seul qui ait supposé que Phédre avait fait d'abord exiler Hippolyte pour l'éloigner de sa vue.

Eh bien! connais donc Phédre et toute sa fureur.
J'aime. Ne pense pas qu'au moment que je t'aime,
Innocente à mes yeux, je m'approuve moi-même,
Ni que du fol amour qui trouble ma raison,
Ma fache complaisance ait nourri le poison.
Objet infortuné des vengeances célestes,
Je m'abhorre encor plus que tu ne me détestes.

Les dieux m'en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang;

Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle

De séduire le coeur d'une faible mortelle,

⚫ Toi-même en ton esprit rappelle le passé.

C'est peu de t'avoir fui, cruel, je t'ai chassé.
J'ai voulu te paraître odieuse, inhumaine;
Pour mieux te résister, j'ai recherché ta haine,
De quoi m'ont profité mes inutiles soins?
Tu me haïssais plus, je ne t'aimais pas moins.
Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.
J'ai langui, j'ai séché dans les feux, dans les larmes,
Il suffit de tes yeux pour t'en persuader,

Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.

On

Le dernier vers est un de ces traits profondément sentis, qui sont si fréquens dans Racine, et ce trait est si naturellement placé, qu'il semble comme impossible qu'il ne fût pas là; et ce trait, lorsqu'on y réfléchit, paraît si heureux, qu'on se demande comment l'auteur l'a trouvé. raconte que Racine soutint un jour, chez madame de Lafayette, qu'avec du talent on pouvait, sur la scene, faire excuser de grands crimes, et inspirer même pour ceux qui les commettent, plus de compassion que d'horreur. On ajoute qu'il cita Phédre pour exemple; qu'il assura qu'on pouvait faire plaindre Phédre coupable, plus qu'Hippolyte innocent, et que cette tragédie fut la suite d'une espece de défi qu'on lui porta. Soit que le fait se soit passé de cette maniere, soit qu'il travaillât déjà à la piece lorsqu'il établit cette opinion, il est sûr que ce ne pouvait être que celle d'un homme qui, après avoir réfléchi sur le cœur humain et sur la tragédie qui en est la peinture, avait conçu que le malheur d'une passion coupable était en raison de son énergie, et que par conséquent elle portait avec elle, et son excuse et sa punition. C'était un problême de morale à résoudre, et que sa Phedre décide. Mais il fallait, pour y réussir, tout l'art dont lui seul était capable; car, je le répete, Euripide et Séneque n'avaient point considéré ce sujet sous le même point de vue, et tous deux ont rendu Phédre aussi odieuse

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