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dans les choses plutôt que dans l'esprit, à la différence du vrai, qui a sa forme et son principe dans l'intelligence. C'est donc le bien qui manifeste et crée le devoir, et non le devoir qui manifeste et crée le bien. Même la vérité n'a son principe absolu que dans l'intelligence divine: notre intelligence n'est qu'un principe secondaire. Absolument donc l'homme est subordonné au vrai comme au bien, qui sont objectifs, et dont il peut recevoir les lois, mais auxquels il ne peut en donner. L'autonomie de la volonté, prise au pied de la lettre, est absurde. L'homme peut bien découvrir des vérités universelles, absolues, en particulier des vérités morales et pratiques, mais il ne peut par luimême leur donner force de loi. Et puis, il est faux que l'essence de la moralité soit dans la possession de soi-même ou l'autonomie, et partant dans la liberté. Notre liberté est impliquée dans notre moralité, mais elle ne la constitue pas; pas plus que le plaisir, la liberté n'est la fin de l'homme, mais elle est un moyen et une conséquence: nous remplissons notre fin et nos obligations par la liberté, et notre devoir accompli sauvegarde notre droit et notre liberté.

Nous ne saurions dire non plus avec Kant que l'acte moral doit être absolument désintéressé ou, en d'autres termes, que l'homme de bien ne doit s'encourager lui-même par aucun espoir de récompense. Ce qui est vrai, c'est que le suprême mobile de la moralité, celui qu'on ne peut répudier formellement sans faillir, le dernier pourquoi explicite ou implicite de toute action vertueuse doit être l'accomplissement du bien: il faut faire le bien alors même que cet accomplissement paraîtrait contraire à tous nos intérêts. D'ailleurs, lorsque la conduite raisonnable et vertueuse amène

avec elle sa récompense, il est bon de porter souvent ses regards au-dessus de tout avantage personnel, d'élever ses intentions, de les purifier et de chercher le bien pour l'amour de lui-même. Mais il est aussi injuste qu'imprudent de prononcer que l'homme de bien quis'anime de l'espoir d'une récompense, manque d'autant à la moralité. L'acte reste parfaitement moral, du moment que l'espoir d'une récompense est toujours subordonné à l'amour suprême du bien. « Le plus honnête homme, dit justement à ce sujet M. Beaussire, d'ailleurs trop favorable à la morale kantienne, non seulement ne saurait se dégager entièrement de tout mobile intéressé, mais se sent obligé de faire une place considérable, dans l'objet même de la morale, à l'intérêt personnel aussi bien qu'à l'intérêt général. » (Principes de la morale, p. 262.)

Pour conclure, Kant n'a pas compris le rôle de la sensibilité, des passions et autres sentiments dans la vie et les devoirs de l'homme. Sa morale est toute de tête et de raison; elle n'est pas humaine, comme celle de l'Evangile, à la fois si commune et si grande, si attrayante et si désintéressée. La morale évangélique est à la portée des ignorants comme des savants; elle est au niveau des faibles et à la hauteur des âmes les plus affamées de dévouement et de sacrifice. Aussi tous l'ont comprise ou peuvent la comprendre et tous peuvent la pratiquer, bien que nul, hormis de divins modèles, ne l'ait pratiquée aussi bien qu'elle peut l'être. Ces caractères qui distinguent la vraie morale ne sont point ceux de la morale de Kant, pas plus que de la morale stoïcienne dont il s'est inspiré.

1236. Morale de Stuart Mill. On comprend donc que les partisans de la morale de l'intérêt et du

plaisir n'aient point désarmé devant le stoïcisme moderne. Cependant leurs erreurs sont plus graves encore, s'il est possible, que celles de leurs adversaires. L'un d'eux, Stuart Mill, s'est efforcé de montrer qu'on pouvait tirer de l'intérêt bien entendu une morale généreuse et capable de fonder l'ordre social. A cet effet, il a recours à sa théorie de l'association. Grâce à une pratique persévérante du bien, d'abord inspirée uniquement par l'intérêt ou le plaisir, cette pratique devient agréable en elle-même : alors la vertu est acquise. De même que l'avare arrive à aimer l'argent pour l'argent, ainsi l'homme généreux, dévoué, oublieux de lui-même, arrive à se complaire, à trouver un plaisir supérieur et victorieux dans les actes qui l'honorent le plus. Tous les sentiments moraux s'expliquent de la même manière, par de simples associations plus ou moins stables d'idées, sans en excepter le repentir et le remords, pas plus que les nobles satisfactions de la conscience. D'ailleurs Mill essaie de compléter l'arithmétique morale de Bentham en insistant sur la qualité des plaisirs plutôt que sur la quantité. Plus une âme a progressé, plus elle tient compte de la première et préfère par conséquent une vie généreuse et élevée à une vie sensuelle et égoïste.

1237. Critique. Mais cette théorie, malgré de meilleures apparences, est aussi fausse et caduque que celle de Bentham et de Hobbes. Ce n'est pas en s'appuyant sur de pareils principes que Mill a le droit de prononcer que «<le criterium utilitaire ne consiste pas dans le plus grand bonheur de l'agent, mais dans la plus grande somme de bonheur général ». On ne voit pas davantage ici que l'intérêt ou le plaisir de chacun

puisse se confondre avec l'intérêt ou le plaisir de tous, ni qu'il doive se subordonner à lui. Jamais du seul amour de soi-même on ne fera sortir l'amour du pro chain; jamais de la recherche de l'intérêt ou du plaisir ne sortira le désintéressement. Que dans une société tranquille et pour les actes vulgaires de la vie quotidienne, l'homme trouve son intérêt personnel à pratiquer les lois et à faire preuve de bonnes mœurs, nul n'en disconviendra; mais dans les occasions critiques, d'où dépendent le sort des nations et la valeur morale des individus, si la guerre éclate, s'il s'agit de se dévouer ou seulement de pratiquer largement l'aumône et en secret, qui donnera le signal et la mesure de la libéralité et du sacrifice? Ce n'est pas certes la morale du plaisir et de l'intérêt. Cette mesure n'est pas donnée par les calculs de l'égoïsme; elle est dans le cœur, dans l'amour suprême du bien, et, en définitive, pour qui sait voir où tout bien moral prend racine, elle est dans l'amour suprême de Dieu.

Il ne sert à rien de dire que l'homme arrive peu à peu à trouver son plaisir et ses attraits les plus forts dans la pratique de la vertu, poussée même jusqu'à l'héroïsme de la générosité et du sacrifice. D'abord, en supposant qu'il pût en être ainsi, l'homme ne serait vertueux et héroïque qu'à la manière de l'animal, de l'abeille par exemple, qui se précipite sans hésiter sur l'agresseur de sa ruche et se fait écraser pour la défendre. Ensuite, alors même que ce dévouement instinctif pût devenir naturel à l'homme et fût toute sa vertu, il en serait bientôt désabusé, comme de tant d'autres préjugés dus à l'ignorance et à une pratique routinière. S'il n'y a pas de principe supérieur de morale, c'en est fait de la morale, car elle est à la merci

de chacun. Tous ont le droit, en effet, de décider de leurs plaisirs et de leurs intérêts. On nous dit que l'avare arrive à aimer l'argent pour l'argent; mais qui ne voit que l'avare aurait bientôt désappris sa manie d'entasser et de compter, si le métal qu'il semble adorer devenait commun et cessait d'être le moyen universel d'acquérir et de jouir? De même toutes les ombres de vertus, le jour où il serait avéré qu'elles n'ont pas d'autre origine que le plaisir et l'intérêt, cesseraient d'être louées et plus encore d'être pratiquées.

1238. Morale de M. Spencer. Pour employer les expressions de nos adversaires, Stuart Mill essaye de tirer les sentiments altruistes des sentiments égoïstes. Mais nul mieux que M. Spencer n'a insisté sur cette origine et ne s'est mieux employé à la justifier. Son système de morale rentre dans le système de l'évolution universelle. Les mœurs humaines avec les vertus qui les distinguent, font partie intégrale de l'histoire naturelle; la morale n'est qu'une application de la biologie (1). Partie de l'animalité pure, l'humanité se serait haussée graduellement jusqu'à la raison, et à toutes les vertus sociales. Celles-ci naîtraient toutes, chacune en son temps, de l'amour naturel de soi-même. L'altruisme, avec ses formes les plus élevées: générosité, sacrifice, dévouement absolu au bien public, est sorti fatalement de l'égoïsme. Celui-ci prime absolument celui-là, « l'individu gra

(1) C'est en s'appuyant sur de pareils principes que M. Guyau, mort prématurément à l'âge de 33 ans (1888), avait eule triste courage d'écrire son Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction.

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