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CHAPITRE LXXIV

EXAMEN DE QUELQUES SYSTÈMES DE MORALE

Les doctrines établies dans les chapitres précédents nous permettent d'apprécier à leur juste valeur les théories morales des principales écoles. Dans toutes ces écoles, en effet, on a essayé de préciser les rapports du bonheur avec la vertu, de l'amour de soi avec l'amour d'autrui, de l'intérêt avec le devoir. Déjà, sans nous préoccuper directement des faux systèmes, nous avons suffisamment réfuté les épicuriens et autres empiristes anciens, comme aussi les stoïciens, dont les doctrines ont reparu de nos jours sous de nouveaux noms et avec de nouvelles formes. Il convient maintenant d'achever cette réfutation et de montrer que les philosophes que nous combattons n'ont pas réussi à résoudre le problème moral. Nous parlerons de Hobbes et de Bentham, de Kant, de Stuart Mill et de M. Spencer.

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1232. L'utilitarisme: Hobbes et Bentham.

Conformément aux principes matérialistes qu'il professe, Hobbes érige la sensation et le plaisir en règle des mœurs à ses yeux, l'honnête se ramène donc au délectable. Seulement il a soin d'observer que les plaisirs présents ne sont pas toujours les plus

dignes d'envie et qu'il est souvent préférable de s'en priver en vue de satisfactions futures. Il arrive d'ordinaire qu'une peine passagère conduit à un plaisir plus ou moins élevé, qui la compense et bien au delà : d'où l'utilitarisme, morale de l'intérêt ou de l'utilité. Subir un pouvoir peut devenir très onéreux, s'astreindre aux nécessités de la vie sociale coûte beaucoup à la nature; mais, sans compter qu'on s'y habitue plus ou moins, il faut subir ces inconvénients pour jouir de l'ordre général, de la paix publique et de tous les avantages de la société. Dans la morale de Hobbes, odieuse s'il en fut, l'individu ramène tout à soi; le bien public ne devient l'objet du zèle de tous qu'autant qu'il profite à chacun. Même la bienveillance et la pitié sont des satisfactions égoïstes; le respect, l'obéissance, le sacrifice sont choses bonnes et louables, précisément parce qu'elles sont utiles. Cette théorie, comme on le voit, est la négation de toute moralité véritable; elle découle en droite ligne d'un sensualisme grossier, qui livre les individus à leurs passions ou tout au moins à des calculs intéressés et méprisables. Entre les sociétés, cet égoïsme et cette morale utilitaire deviennent la politique machiavélique et le droit du plus fort.

Avec Bentham l'utilitarisme se dépouille de ces apparences brutales sans s'améliorer au fond. D'après Bentham, il faut juger qu'un acte est moral si ses conséquences nous paraissent bonnes, en définitive, c'està-dire si l'on est en droit d'en attendre plus de plaisir que de peine. D'où la nécessité pour le moraliste et pour chaque homme en particulier de supputer les plaisirs et les peines qui découlent de telle et telle conduite. Il y a une arithmétique morale qui décide

des mœurs elle porte non seulement sur le nombre des plaisirs, mais encore sur leur intensité, leur durée, leur certitude, leur proximité, leur fécondité, leur pureté. Il va sans dire que les plaisirs purs dont il s'agit ici sont simplement des plaisirs purs de tout alliage, sans mélange de peine. Ensuite Bentham distingue l'intérêt général de l'intérêt particulier et il veut que celui-ci soit subordonné à l'autre, parce que le bien de tous contient le bien de chacun. « Le plus grand bonheur pour le plus grand nombre », telle doit être la règle suprême des mœurs.

1233. Critique de Bentham.- Mais il est trop facile de voir que Bentham ne démontre pas en vertu de ses principes que l'individu doive subordonner son bien particulier au bien public. Et qu'importe à l'individu qui ne s'occupe que de ses propres intérêts, que le bien général soit compromis, même gravement, s'il obtient de grands biens particuliers? Le mal d'autrui peut devenir l'instrument de sa propre fortune et d'autant mieux que ce mal est plus grand. La guerre, la famine, les emprunts usuraires, le monopole, sont des fléaux publics auxquels plus d'un homme heureux a dù sa fortune. A plus forte raison Bentham ne peutil interdire le vol et autres crimes dont individu espère retirer de grands avantages sans nuire notablement à la société. Il faut donc recourir à des principes plus élevés que l'intérêt pour régler les mœurs et assurer le bonheur public.

Ajoutons que l'arithmétique morale est une science absurde; car les plaisirs ni ne se comptent, ni ne se mesurent, ni ne se pèsent de la même manière. Quelle proportion par exemple entre les plaisirs des sens et ceux de l'esprit? Tous les plaisirs de l'esprit paraîtront

légers à une nature grossière ou dépravée, qui leur préférera peut-être un verre d'absinthe et une heure d'ivresse, comme aussi tous les plaisirs des sens paraîtront légers à une nature délicate et élevée, qui ne balancera pas devant les plus grands sacrifices pour connaître mieux le vrai et le beau ou pour obtenir un peu plus d'estime et d'amitié, Dira-t on que chacun peut estimer les plaisirs à son point de vue ? Mais alors la morale est toute subjective et elle consiste, en définitive, à suivre sa passion dominante.

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1234. Morale de Kant. De la morale de l'intérêt passons à la morale tout opposée, celle de Kant. Il prétend que l'acte vraiment moral doit être absolument désintéressé. Que le bonheur doive plus tard récompenser la vertu, il le faut bien; car la justice l'exige, et Kant ne disconvient pas que le bonheur et la vertu coïncideront dans une meilleure vie. Mais il prétend que l'homme de bien ne doit s'inspirer que de l'idée du devoir. C'est le devoir, d'après lui, qui fonde le bien moral : en définitive, il faut dire que le bien est tel parce qu'il est chose due, au lieu de dire que telle chose est due parce qu'elle est bien. La bonne volonté est bonne par elle-même et non par l'objet auquel elle s'applique ou le but auquel elle tend elle est bonne par ses propres principes.

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Or le premier principe absolu de la bonne volonté l'impératif catégorique est celui-ci : « Fais ton devoir, advienne que pourra ». De cet impératif catégorique se distingue l'impératif hypothétique, relatif å telle ou telle fin particulière, et dont la formule est celle-ci : « Qui veut la fin veut les moyens >>. Mais ce second impératif n'est qu'un conseil, pour ainsi dire; le devoir seul a des principes, la prudence a des

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maximes; l'impératif catégorique seul est un ordre sans condition, une loi absolue. Aussi est-il vraiment universel. On peut exprimer cette universalité sous cette forme : « Agis toujours d'après une maxime telle que tu puisses vouloir qu'elle soit une loi universelle. »

Mais nous n'avons là encore qu'une forme de précepte. Pour arriver au précepte même, Kant cherche une fin absolue ou fin en soi. Il la trouve dans l'homme et l'humanité qui n'est pas une simple chose, un simple moyen: l'homme est inviolable et digne de respect pour lui-même. De là ce précepte: « Agis de telle sorte que tu traites toujours l'humanité, soit dans ta personne, soit dans la personne d'autrui, comme une fin, et que tu ne t'en serves jamais comme d'un moyen. » Cette théorie se complète par les vues de Kant sur «<l'autonomie de la volonté ». L'homme n'est fin en soi qu'autant qu'il est à lui-même son propre législateur et que la loi qu'il pose pour lui-même est aussi celle de toutes les volontés raisonnables. De là cette autre formule : « Agis de telle sorte que ta volonté puisse se considérer elle-même comme dictant par ses maximes des lois universelles ».

1235. Critique. Malgré sa profondeur apparente, la métaphysique des mœurs proposée par Kant, est absurde. Il est faux, en effet, que le devoir soit une notion absolument première, le devoir lui-même ne nous est connu et il n'est tel que par le bien. L'idée de bien est avant celle de devoir: celui-ci est une obligation, un lien; il ne se conçoit pas sans une fin à obtenir, c'est-à-dire sans un bien à réaliser. Kant a méconnu cette vérité de métaphysique que nous avons établie en son lieu, savoir que le bien a sa forme

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