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INTRODUCTION.

J'ai fixé ailleurs' le caractère général, marqué les périodes, signalé les grands noms, esquissé les principaux systèmes de la philosophie scolastique. J'ajoute ici que la scolastique appartient à la France, qui produisit, forma ou attira les docteurs les plus illustres. L'université de Paris est au moyen âge la grande école de l'Europe. Or, l'homme qui par ses qualités et par ses défauts, par la hardiesse de ses opinions, l'éclat de sa vie, la passion innée de la polémique et le plus rare talent d'enseignement, concourut le plus à accroître et à répandre le goût des études et ce mouvement intellectuel d'où est sortie au treizième siècle l'université de Paris, cet homme est Pierre Abélard.

Ce nom est assurément un des noms les plus célèbres; et la gloire n'a jamais tort: il ne s'agit que d'en retrouver les

titres.

Abélard, de Palais, près Nantes, après avoir fait ses premières études philosophiques en son pays, et parcouru les écoles de plusieurs provinces pour y augmenter son instruction, vint se perfectionner à Paris, où d'élève il devint bientôt le rival et le vainqueur de tout ce qu'il y avait de maîtres renommés :

1 Cours de 1829, leçon 9o, pag. 333-389. On peut aussi consulter Tennemann, Manuel de l'histoire de la philosophie, trad. franç., tom. I, pag. 331-392.

INTRODUCTION.

a

il régna en quelque sorte dans la dialectique. Plus tard, quand il mêla la théologie à la philosophie, il attira une si grande multitude d'auditeurs de toutes les parties de la France et même de l'Europe, que, comme il le dit lui-même, les hôtelleries ne suffisaient plus à les contenir ni la terre à les nourrir1. Partout où il allait, il semblait porter avec lui le bruit et la foule; le désert où il se retirait devenait peu à peu un auditoire immense2. En philosophie, il intervint dans la plus grande querelle du temps, celle du réalisme et du nominalisme, et il créa un système intermédiaire. En théologie, il mit de côté la vieille école d'Anselme de Laon3, qui exposait sans expliquer, et fonda ce qu'on appelle aujourd'hui le rationalisme. Et il ne brilla pas seulement dans l'école; il émut l'église et l'état, il occupa deux grands conciles", il eut pour adversaire saint Bernard, et un de ses disciples et de ses amis fut Arnauld de Brescia 5. Enfin, pour que rien ne manquât à la singularité de sa vie et à la popularité de son nom, ce dialecticien, qui avait éclipsé Guillaume de Champeaux, ce théologien contre lequel se leva le Bossuet du XIIe siècle, était beau, poëte et musicien; il faisait en langue vulgaire des chansons qui amusaient les écoliers et les

1 Abælard. opp. ed. Amb., Hist. Calumit., pag. 19 : « Ut nec locus hospitiis nec terra sufficeret alimentis. » Voyez aussi la lettre de Foulques à Abélard. Ibid., pag. 218 : « Roma suos tibi docendos transmittebat alumnos.... Nulla terrarum spatia, nulla montium cacumina, nulla concava vallium, nulla via difficili licet obsita periculo et latrone, quominus ad te properarent, retinebat. Anglorum turbam juvenum mare interjacens et undarum terribilis procella non terrebat.... Remota Britannia ... Andegavenses.... Pictavi, Vascones et Hiberi; Normania, Flandria, Theutonicus et Suevus.... Prætereo cunctos Parisiorum civitatem habitantes.... >>

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* Ibid., pag. 28: «Oratorium quoddam.... ex calamis et culmo primum construxi.... Scholares cœperunt undique concurrere, et relictis civitatibus et castellis solitudinem inhabitare. »

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dames'; et, chanoine de la cathédrale, professeur du cloître, il fut aimé jusqu'au plus absolu dévouement par cette noble créature qui aima comme sainte Thérèse, écrivit quelquefois comme Sénèque, et dont la grâce devait être irrésistible puisqu'elle charma saint Bernard lui-même2. Héros de roman dans l'église, bel esprit dans un temps barbare, chef d'école et presque martyr d'une opinion, tout concourut à faire d'Abélard un personnage extraordinaire. Mais de tous ses titres celui qui se rapporte à notre objet, et qui lui donne une place à part dans l'histoire de l'esprit humain, c'est l'invention d'un nouveau système philosophique et l'application de ce système et en général de la philosophie à la théologie. Sans doute avant Abélard on trouverait quelques rares exemples de cette application périlleuse, mais utile, dans ses écarts mêmes, aux progrès de la raison; mais c'est Abélard qui l'érigea en principe; c'est donc lui qui contribua le plus à fonder la scolastique, car la scolastique n'est pas autre chose. Depuis Charlemagne et même auparavant, on enseignait dans beaucoup de lieux un peu de grammaire et de logique; en même temps un enseignement religieux ne manquait pas; mais cet enseignement se réduisait à une exposition plus ou moins régulière des dogmes sacrés : il pouvait suffire

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opp.

Hist. littéraire de la France, tome IX, page 173; tome XII, page 135. - Abæl. Epistol. Helois., pag. 46: « Duo autem, fateor, tibi specialiter inerant quibus fœminarum quarumlibet animos statim allicere poteras, dictandi videlicet et cantandi gratia...... amatorio metro vel rythmo composita reliquisti carmina, quæ præ nimia suavitate tam dictaminis quam cantus sæpius frequentata tuum in ore omnium nomen incessanter tenebant. »

* Histoire littéraire de la France, tome XII, page 642, article Héloïse : « Les plus grands hommes de son temps se firent une gloire d'être en relation avec elle.... Saint Bernard, depuis sa rupture avec Abélard, ne cessa point d'estimer Héloïse, malgré l'attachement inviolable qu'il lui connaissait pour son époux. Elle, réciproquement, conserva toujours les mêmes sentiments de vénération pour l'abbé de Clairvaux. Hugues Metel, autre adversaire d'Abélard, ne fut pas moins zélé partisan de l'abbesse du Paraclet. » Voyez les deux lettres de Metel, citées dans cet article, et la lettre de Pierre le Vénérable.

a.

à la foi, il ne fécondait pas l'intelligence. L'introduction de la dialectique dans la théologie pouvait seule amener cet esprit de controverse qui est et le vice et l'honneur de la scolastique. Abélard est le principal auteur de cette introduction; il est donc le principal fondateur de la philosophie du moyen âge : de sorte que la France a donné à la fois à l'Europe la scolastique au xir siècle par Abélard, et au commencement du xvire, dans Descartes, le destructeur de cette même scolastique et le père de la philosophie moderne. Et il n'y a point là d'inconséquence; car le même esprit qui avait élevé l'enseignement religieux ordinaire à cette forme systématique et rationnelle qu'on appelle la scolastique, pouvait seul surpasser cette forme même et produire la philosophie proprement dite. Le même pays a donc trèsbien pu porter, à quelques siècles de distance, Abélard et Descartes; aussi remarque-t-on entre ces deux hommes une similitude frappante, à travers bien des différences. Abélard a essayé de se rendre compte de la seule chose qu'on pût étudier de son temps, la théologie; Descartes s'est rendu compte de ce qu'il était enfin permis d'étudier du sien, l'homme et la nature. Celui-ci n'a reconnu d'autre autorité que celle de la raison; celui-là a entrepris de transporter la raison dans l'autorité. Tous deux ils doutent et ils cherchent; ils veulent comprendre le plus possible et ne se reposer que dans l'évidence: c'est là le trait commun qu'ils empruntent à l'esprit français, et ce trait fondamental de ressemblance en amène beaucoup d'autres; par exemple, cette clarté de langage qui naît spontanément de la netteté et de la précision des idées. Ajoutez qu'Abélard et Descartes ne sont pas seulement Français, mais qu'ils appartiennent à la même province, à cette Bretagne dont les habitants se distinguent par un si vif sentiment d'indépendance et une si forte personnalité. De là, dans les deux il

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