Obrazy na stronie
PDF
ePub

Ce vieillard-là ne ressemble pas à tous les vieillards: il porte bien son âge et son vin; il grimpe comme un chat à l'échelle, et remue des montagnes de volumes, sans craindre les éboulements; il a l'œil vif et perçant, quoique larmoyant et enflammé : à cette infirmité près, il n'a pas plus changé en cinquante ans qu'un cromlech de druides en dix-neuf siècles; et, depuis qu'il n'est plus eune, il n'a pas encore commencé à être vieux : c'est toujours le bouquiniste d'avant la Révolution, avec les mêmes idées, la même existence, le même métier et le même habit.

Seulement, par forme de distraction, il se livre aux manipulations de la science culinaire; il prépare lui-même ses ragoûts, dont son visage dartreux atteste le mérite relevé; sa vie perpendiculaire est partagée entre deux occupations qu'il mène souvent de front: il vend des livres et mange, non sans boire. Vous le trouverez toujours la bouche pleine, la fourchette, le verre ou la lèchefrite à la main; ses goûts sont tellement incorporés à son état, que sa cuisine est devenue sa bouquinerie, que les casseroles y sont mitoyennes des plus précieuses éditions, et que les souris ont assez de miettes à grignoter pour négliger le vieux papier jauni par la fumée et sans cesse inenacé d'un baptême de friture.

La gueule n'est-elle pas antérieure à l'invention de l'imprimerie? Ce bouquiniste affamé n'a d'ailleurs ni femme, ni enfants, ni chiens, ni chats pour charmer son désœuvrement : il n'a qu'un bon estomac et une cuisinière; car, s'il appartient au public de dix heures à quatre, le reste du temps appartient à son estomac et à sa cuisinière : à quatre heures sonnant, il cesse d'être vendeur de livres, il soupe, resoupe, sursoupe et s'endort en rêvant à la composition de ses vingt repas du lendemain.

Quand un bouquiniste de la vieille roche ne mange pas toujours, il lit toujours, et on n'a pas moins de peine à rencontrer son esprit à jeun; si c'est un liseur, au lieu d'un mangeur, il a une majesté doctorale qui dépend de sa queue et de sa tête poudrée, autant que du livre qu'il dévore incessamment avec un infatigable appétit; on lui parle, il n'entend pas; on élève la voix, il vous répond sans lever les yeux de la page où ils sont embourbés, puis il retombe dans sa lecture, dans son mutisme et son immobilité; demandez-lui si la terre tourne, il vous dira: C'est le juste prix, ou bien : Il n'est pas cher.

Malgré ces défauts et d'autres, le bouquiniste de la vieille roche

est d'un commerce sûr et avantageux; ses prix sont inamovibles comme sa boutique, et ne suivent pas la variation progressive du cours de l'ancienne librairie; on ne le feroit pas dévier de ses us et coutumes dans le débit de sa marchandise, qui ne s'est pas ressentie des commotions politiques, car il ignore tout ce qui s'est passé autour de lui, excepté dans la littérature qui arrive à lui toute nouvelle, pour prendre place parmi les bouquins, avant même d'avoir vu le jour.

Vous qui aimez les livres d'autrefois pour ce qu'ils contiennent, fréquentez le bouquiniste de la vieille roche, bravez courageusement les miasmes de cuisine, la poussière, les taches, les réceptions brutales ou maussades, et surtout le préjugé qui, mieux qu'une ordonnance de police, défend le passage des rues mal famées; mais ne rougissez pas, si quelqu'un s'enquiert d'où vous sortez!

Il est un de ces bouquinistes de la vicille roche, lequel a pris le monopole des livres dépareillés, et qui entasse Pélion sur Ossa en ouvrages incomplets: il y a presque du dévouement à rassembler dans un bercail toutes ces brebis égarées que le loup, c'est-à-dire l'épicier, auroit infailliblement déchirées, le barbare! On diroit un de ces chiens intelligens qui veillent dans les neiges du Saint-Bernard, pour sauver quelque malheureux prêt à périr, que le froid a déjà privé d'un de ses membres : tel un livre veuf ou orphelin auquel manque un tome perdu, sali ou détruit. Heureux le possesseur qui peut recompléter son livre et ses plaisirs!

La vertu de ce bouquiniste unique en son espèce, c'est la patience, une patience éprouvée par soixante ans d'activité, ou plutôt d'attente: il ne spécule que sur les accidens qui résultent du prêt des livres: il répare l'étourderie d'une jeune fille, l'inexpérience d'un enfant, le malheur causé par l'eau ou le feu. On subit ses caprices, sa mauvaise humeur, ses éternels retards, pour obtenir de lui la résurrection d'un volume, d'une page, d'un titre, qu'il fera payer, il est vrai, autant que l'exemplaire entier; mais n'importe, il rendra la santé à ce pauvre livre malade ou estropié, qui pourra ensuite courir de main en main, jusqu'à ce qu'il retombe dans celle du médecin des livres.

C'est un ange bienfaisant qui verse le baume sur les plaies et réconforte les affligés; mais, au contraire, le bouquiniste avare est un diable ennemi du genre bibliophile, et tentateur damné de

tout ce qui lit ici-bas. Puisse-t-on, si jamais on l'écorche vif, en punition de ses iniquités, relier avec sa peau le catalogue de la bibliothèque du roi, afin que son supplice redouble à chaque livre prêté et perdu, jusqu'à ce que la bibliothèque n'existe plus qu'en catalogue pour l'admiration de nos neveux!

Le bouquiniste avare a son caractère écrit sur sa face parcheminée, et pour le déchiffrer il n'est pas besoin d'être de l'École des Chartes : l'avarice, cette passion sourde et honteuse qui survivroit à la ruine de toutes les sociétés, cet égoïsme de bronze sans oreilles et sans cœur, devient le fléau des lettres quand le bouquiniste en est atteint, le bouquiniste, qui doit se regarder comme le dépositaire du savoir de tous les siècles, comme la source généreuse de ces flots purs d'érudition qui coulent à plein lit, en roulant de l'or et des pierres précieuses.

Un trésor monnoyé qu'on enfouit et qu'on couve peut-il être comparé à un trésor imprimé, dont l'usage répandroit tant de joie et de richesses parmi les amis de la science, et qui se consume lentement dans l'oubli! La Montjoie de Charles le Téméraire, ensevelie jadis aux environs de Montlhéry, se retrouveroit aussi pesante et aussi riche qu'elle étoit le jour où elle fut cachée dans la terre; mais le plus précieux bouquin diffère à peine du plus misérable, après un abandon de plusieurs années à la merci de tous les ennemis dévorans qui ne pardonnent pas aux livres : le chancelier d'Orgemont et le capitaine d'Aumale furent mangés par les rats, l'un mort et l'autre tout vivant; un livre, faute d'air et de lumière, est bientôt cadavre, et les vers s'en emparent pour faire chère lie.

Le bouquiniste avare erre nuit et jour, comme l'ombre d'un auteur privé de sépulture ou d'impression, au milieu des édifices chancelans et poudreux de ses volumes accumulés en désordre, couchés ou debout, montrant le dos ou la tranche, moisis, vermoulus, ou putréfiés; ce bouquiniste ne les compte jamais; il leur rit, il leur soupire, il les touche, il les empile, tel qu'un enfant fait des châteaux de cartes, il les possède, il en jouit.

J'ai bien l'ouvrage que vous désirez, répond-il en loup-garou à la plupart des demandes qu'on lui adresse; oui, certes, j'ai cela, deux ou trois exemplaires, mais je ne les vends pas, je les garde pour moi on n'a jamais assez de bons livres.

Ah! vous n'êtes pas content du prix? dit-il avec colère, pour

peu qu'on se permette une observation sur la cherté extraordinaire d'un livre qu'il daigne vendre; allez, je ne suis pas en peine de trouver un acquéreur : eh bien, vous ne l'aurez pas, ou vous le payerez double. En vérité, j'avois la complaisance de vous céder un auteur auquel je tiens infiniment, je croyois vous obliger; mais vous marchandez cela comme une drogue d'apothicaire; non, non, je ne m'en dessaisirai pour aucun prix : cherchez un autre marchand.

Là-dessus, le bourreau vous congédie en vous épiant d'un œil inquiet pour voir si vous n'emportez rien; puis il rentre dans sa tanière et passe en revue son armée de bouquins : il s'endort en pensant à eux et rêve d'eux ; il ne s'éveille que pour vérifier si les voleurs n'ont pas enlevé ses chers joyaux; mais il ne redoute pas moins les amateurs qui viendront lui envier et lui dérober, peut-être, au poids de l'or, un in-folio qu'on achète ailleurs au poids de la cassonade et de la chandelle: alors commencent ses tortures et ses craintes ; il n'est pas de lionne qui défende mieux ses petits, il n'est pas d'Harpagon qui regrette plus longtemps sa cassette; il méprise trop l'argent, ou bien il estime trop les livres : on diroit que chaque volume qu'on parvient à lui arracher étoit inhérent aux fibres les plus sensibles de son cœur.

Cette avarice de livres n'est pas désintéressement de bourse : loin de là, le bouquiniste avare, dont l'esprit ne s'illumine plus au quinquet des ventes de l'hôtel Bullion, s'abuse lui-même sur la valeur des livres qu'il met aux enchères in petto, et qu'il pousse aux exagérations d'une hausse capricieuse, selon les besoins présumés d'un chaland, selon la saison, selon l'heure : un livre est sans prix au moment où ce bon pasteur enferme ses ouailles dans la bergerie; un livre est bien près de quitter la boutique, lorsqu'on lui fait un pont d'or ou de flatterie; car le bouquiniste avare aime un éloge sorti d'une bouche savante. Le sage Enée ne descendit aux enfers que muni d'une galette de farine et de miel pour assoupir Cerbère.

P.-L. JACOB, BIBLIOPHILE. (La suite au numéro prochain.)

Welanges bibliographiques.

SOCIÉTÉ DU Roxburghe-club.

Le prix excessif auquel fut porté, à la vente de la bibliothèque du duc de Roxburghe, le Décameron de Valdarfer (54, 240 f.) a donné naissance à une société de 31 bibliomanes anglais, qui prit le nom de Roxburghe-club. On se réunit tous les ans, le 17 juin, jour anniversaire de l'adjudication du Décaméron ; au banquet on porte les toasts suivants :

1o A la cause de la bibliomanie dans le monde entier ;

2o A l'immortelle mémoire de Christophe Valdarfer;
3o A William Caxton, premier imprimeur en Angleterre ;
4° A Wykyn de Worde;

5° A Richard Pynson;
6 A Julien Notary;
7° A William Faques;
8° A la famille des Manuces;

9 A la famille des Étiennes ;

10° A John, duc de Roxburghe.

Chez les Anglois, qui sont nos maîtres en bibliomanic, comme en bien d'autres choses, la dénomination de bibliomane n'est point destinée, comme chez nous, à exprimer ce ridicule que se donnent beaucoup de personnes en se formant des bibliothèques par manie, par luxe, par vanité ou par ton. M. Constantin, dans son excellent traité spécial, qui deviendra le vade-mecum de tous les bibliophiles (1), a fort bien dit : « Le mot de bibliomanie, qui, autrefois, n'avoit qu'un sens défavorable, est maintenant chez eux (les Anglois) une qualification noble et honorable du goût des

(1) Bibliothéconomie. Instructions sur l'arrangement, la conservation et l'administration des bibliothèques, par L.-A. Constantin, avec six planches. Paris, Techener, 1839, in - 12.

[ocr errors]
« PoprzedniaDalej »