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TROIS DISCOURS DE PASCAL

SUR LA CONDITION DES GRANDS.

Ces discours ont été publiés par Nicole dans le Traité de l'Éducation d'un prince, 1670, au lendemain de la publication des Pensées de Pascal. C'était un volume comprenant plusieurs écrits réunis sous ce titre général, De l'Éducation d'un prince, qui était aussi le titre particulier du premier de ces écrits. L'auteur n'avait pas encore donné ses Essais de Morale, dont le premier volume parut en 1671. Plus tard il réimprima le Traité de l'Éducation d'un prince, en supprimant ce titre général, comme second volume des Essais de Morale. Et enfin, dans une troisième édition de ce volume, qui est de 1679, il intervertit l'ordre des Traités qui le composaient. Celui qui porte pour titre particulier, De l'Éducation d'un prince, ne vint plus que le dernier. Les discours de Pascal se trouvent à la suite du traité De la Grandeur. Nicole les a fait précéder d'un préambule que je reproduirai d'abord.

« Une des choses sur lesquelles feu M. Pascal avait plus de vues, était l'instruction d'un prince que l'on tâcherait d'élever de la manière la plus proportionnée à l'état où Dieu l'appelle, et la plus propre pour le rendre capable d'en remplir tous les devoirs et d'en éviter tous les dangers. On lui a souvent ouï dire qu'il n'y avait rien à quoi il désirât plus de contribuer s'il y était engagé, et qu'il sacrifierait volontiers sa vie pour une chose si importante. Et comme il avait accoutumé d'écrire les pensées qui lui venaient sur les sujets dont il avait l'esprit occupé, ceux qui l'ont connu se sont étonnés de n'avoir rien trouvé dans celles qui sont restées de lui, qui regardât expressément cette matière, quoique l'on puisse dire en un sens qu'elles la regardent toutes, n'y ayant guère de livres qui puissent plus servir à former l'esprit d'un prince que le recueil que l'on en a fait.

« Il faut donc, ou que ce qu'il a écrit de cette matière ait été perdu, ou qu'ayant ces pensées extrêmement présentes il ait négligé de les écrire. Et comme par l'une et l'autre cause le public s'en trouve

également privé, il est venu dans l'esprit d'une personne, qui a assisté à trois discours assez courts qu'il fit à un enfant de grande condition 1 et dont l'esprit, qui était extrêmement avancé, était déjà capable des vérités les plus fortes, d'écrire neuf ou dix ans après 2 ce qu'il en a retenu. Or, quoique après un si long temps il ne puisse pas dire que ce soient les propres paroles dont M. Pascal se servit alors, néanmoins tout ce qu'il disait faisait une impression si vive sur l'esprit, qu'il n'était pas possible de l'oublier. Et ainsi il peut assurer que ce sont au moins ses pensées ou ses sentiments. »

Nicole lui-même est probablement cette personne qui avait assisté à ces discours, et qui les a rédigés de mémoire longtemps après. Et, malgré son témoignage si remarquable sur la profonde impression que faisait cette grande parole, et sur l'impossibilité de l'oublier, il est clair que ce n'est plus la voix même de Pascal, mais celle de Nicole, que nous entendons. En effet, on ne retrouvera pas ici, comme on la retrouvait dans l'Entretien avec M. de Saci, la fierté et la véhémence du style de Pascal, si ce n'est dans quelques traits détachés, dont la hardiesse ou la brusquerie avait frappé davantage l'imagination de Nicole, et était restée dans sa mémoire.

Cette phrase de Nicole : Et comme par l'une et l'autre cause le public s'en trouve également privé, il est venu dans l'esprit d'une personne, etc., fait voir que Nicole n'a songé à rédiger ces discours que vers le temps de la première édition des Pensées, c'est-à-dire à l'époque même où il les a donnés au public; et comme ils remontaient à neuf ou dix ans, ils sont donc des dernières années de la vie de Pascal. On a supposé, et cette supposition a été admise généralement, que le jeune seigneur auquel s'adressait Pascal était le duc de Roannez; mais cela ne peut pas être. Le duc était né vers 1630 3; on ne peut donc se le représenter, vers 1660, comme un enfant très-avancé pour son âge, suivant les termes de Nicole. On ne gagne rien en reculant ces entretiens, comme on a voulu le faire, jusqu'à la date de 1652; car le duc de Roannez aurait eu déjà vingt-deux ans. Il n'avait que sept ans de moins que Pascal; il s'était lié avec lui, comme voisin et comme amateur de bel esprit et de science, dans un temps où Pascal vivait comme tout le monde, et n'avait point autorité pour prêcher ainsi. Il est clair que Pascal n'a pu tenir ce langage que depuis sa retraite à PortRoyal, et c'est ainsi que Nicole a pu se trouver présent à ces entretiens.

1. Dans les Essais de Morale, on trouve partout qualité au lieu de condition. 2. Dans la première édition, Nicole avait mis, sept ou huit.

3. Il n'avait guère que vingt-quatre ans, dit le Recueil d'Utrecht, lorsque M. Pascal s'étant donné à Dieu, lui persuada d'entrer dans les mêmes sentiments que lui, et de se mettre sous la conduite de M. Singlin. Or on sait que cette conversion de Pascal est de 1654.

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Et il fallait bien, ce me semble, que celui à qui ces discours s'adressaient ne fût qu'un enfant, comme le dit Nicole, pour qu'on se permît de lui faire la leçon de ce ton âpre et despotique. Si Nicole lui-même a dit quelque part (Lettre à M. de Sévigné sur les Pensées) que son amour-propre n'aimait pas à être régenté si fièrement, à plus forte raison un jeune duc et pair déjà homme eût trouvé mauvais, je crois, qu'on lui dît en face, et devant un tiers, ces vérités dures et durement présentées. Mais un enfant pouvait écouter cela comme il écoutait une leçon en classe ou un catéchisme. Maintenant, quel nom faut-il mettre à la place de celui du duc de Roannez?

Je crois pouvoir affirmer que cet enfant de grande condition, comme dit Nicole, était le fils aîné du duc de Luynes, connu depuis sous le titre de duc de Chevreuse, qui lui fut donné lors de son mariage.

On peut voir à son sujet les Mémoires de Saint-Simon, à l'année 1712. Il était né en octobre 1646; il pouvait donc avoir quatorze ans quand Pascal lui adressait ces leçons. C'est aussi pour lui que fut composée la Logique de Port-Royal'.

I.

Pour entrer dans la véritable connaissance de votre condition, considérez-la dans cette image.

Un homme est jeté par la tempête dans une île inconnue, dont les habitants étaient en peine de trouver leur roi, qui s'était perdu; et, ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple. D'abord il ne savait quel parti prendre; mais il se résolut enfin de se prêter à sa bonne fortune.

1. Je transcris quelques lignes de Saint-Simon, tome x, page 266, de l'édition in-8° de M. Chéruel: « Né avec beaucoup d'esprit naturel, d'agrément dans l'esprit, de goût pour l'application, et de facilité pour le travail et pour toutes sortes de sciences, une justesse d'expression sans recherche et qui coulait de source, une abondance de pensées, une aísance à les rendre et à expliquer les choses les plus abstraites ou les plus embarrassées avec la dernière netteté et la précision la plus exacte, il reçut la plus parfaite éducation des plus grands maîtres en ce genre, qui lui donnèrent toute leur affection et tous leurs rares talents.

» Le duc de Luynes son père n'avait ni moins d'esprit..., ni moins d'application et de savoir. Il s'était lié, par le voisinage de Dampierre, avec les solitaires de Port-Royaldes-Champs, et après la mort de sa première femme, mère du duc de Chevreuse, s'y était retiré avec eux; il avait pris part à leur pénitence et à quelques-uns de leurs ouvrages, et il les pria de prendre soin de l'instruction de son fils... Ces messieurs y mirent tous leurs soins par attachement pour le père, et par celui que leur douna pour leur élève le fonds de douceur, de sagesse et de talents qu'ils y trouvèrent à cultiver. »

Saint-Simon nous le représente dans ce même chapitre comme amoureux par nature des voies obliques en matière de raisonnement, comme possédé par un goût de raisonnements peu naturels. C'était donc un écolier admirablement disposé pour recevoir les leçons paradoxales de Pascal.

Il reçut tous les respects qu'on lui voulut rendre, et il se laissa traiter de roi.

Mais comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait, en même temps qu'il recevait ces respects, qu'il n'était pas ce roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double pensée : l'une par laquelle il agissait en roi, l'autre par laquelle il reconnaissait son état véritable, et que ce n'était que le hasard qui l'avait mis en la place où il était. Il cachait cette dernière pensée, et il découvrait l'autre. C'était par la première qu'il traitait avec le peuple, et par la dernière qu'il traitait avec soi-même.

Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maître, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n'y avez aucun droit de vous-même et par votre nature, non plus que lui; et non-seulement vous ne vous trouvez fils d'un duc, mais vous ne vous trouvez au monde, que par une infinité de hasards. Votre naissance dépend d'un mariage, ou plutôt de tous les mariages de ceux dont vous descendez. Mais ces mariages, d'où dépendent-ils? d'une visite faite par rencontre, d'un discours en l'air, de mille occasions imprévues1.

Vous tenez, dites-vous, vos richesses de vos ancêtres; mais n'est-ce pas par mille hasards que vos ancêtres les ont acquises et qu'ils les ont conservées? Mille autres, aussi habiles qu'eux, ou n'en ont pu acquérir, ou les ont perdues après les avoir acquises. Vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque voie naturelle que ces biens ont passé de vos ancêtres à vous? Cela n'est pas véritable. Cet ordre n'est fondé que sur la seule volonté des législateurs, qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune n'est prise d'un droit naturel que vous ayez sur ces choses. S'il leur avait plu d'ordonner que ces biens, après avoir été possédés par les pères durant leur vie, retourneraient à la république après leur mort, vous n'auriez aucun sujet de vous en plaindre.

Ainsi tout le titre par lequel vous possédez votre bien n'est

1. Dans certaines éditions des Essais, on renvoie ici aux Pensées diverses, qui sont dans la fin du vi volume. On retrouve en effet les mêmes idées dans la 103, qui a pour titre : Etendue de la reconnaissance.

pas un titre de nature, mais d'un établissement humain. Un autre tour d'imagination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait rendu pauvre; et ce n'est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naître avec la fantaisie des lois favorables à votre égard, qui vous met en possession de tous ces biens.

Je ne veux pas dire qu'ils ne vous appartiennent pas légitimement, et qu'il soit permis à un autre de vous les ravir; car Dieu, qui en est le maître, a permis aux sociétés de faire des lois pour les partager; et quand ces lois sont une fois établies, il est injuste de les violer. C'est ce qui vous distingue un peu de cet homme qui ne posséderait son royaume que par l'erreur du peuple, parce que Dieu n'autoriserait pas cette possession et l'obligerait à y renoncer, au lieu qu'il autorise la vôtre. Mais ce qui vous est entièrement commun avec lui, c'est que ce droit que vous y avez n'est point fondé, non plus que le sien, sur quelque qualité et sur quelque mérite qui soit en vous et qui vous en rende digne. Votre âme et votre corps sont d'eux-mêmes indifférents à l'état de batelier ou à celui de duc; et il n'y a nul lien naturel qui les attache à une condition plutôt qu'à une autre.

Que s'ensuit-il de là? Que vous devez avoir, comme cet homme dont nous avons parlé, une double pensée; et que, si vous agissez extérieurement avec les hommes selon votre rang, vous devez reconnaître, par une pensée plus cachée mais plus véritable, que vous n'avez rien naturellement au-dessus d'eux. Si la pensée publique vous élève au-dessus du commun des hommes, que l'autre vous abaisse et vous tienne dans une parfaite égalité avec tous les hommes; car c'est votre état naturel.

Le peuple qui vous admire ne connaît pas peut-être ce secret. Il croit que la noblesse est une grandeur réelle, et il considère presque les grands comme étant d'une autre nature que les autres. Ne leur découvrez pas cette erreur, si vous voulez; mais n'abusez pas de cette élévation avec insolence, et surtout ne vous méconnaissez pas vous-même en croyant que votre être a quelque chose de plus élevé que celui des autres.

Que diriez-vous de cet homme qui aurait été fait roi par l'erreur du peuple, s'il venait à oublier tellement sa condition naturelle, qu'il s'imaginât que ce royaume lui était dû, qu'il le

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