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LA PHILOSOPHIE DE VOLTAIRE.

La Vérité (1) est la fille du Temps, et son père doit la laisser aller à la fin dans le monde. VOLTAIRE.

Grâce à de violentes attaques contre la philosophie, on s'est rappelé que Voltaire l'a défendue. Il a été remis en honneur; l'Académie française elle-même en a provoqué l'éloge, et le voilà reparu. Celui qui en recueille ici quelques pensées a pu partager l'émotion commune, il n'entend pas faire œuvre de parti. Voltaire lui a semblé être mieux qu'un auxiliaire dans la lutte d'un moment, mieux qu'un nom redoutable à jeter dans les rangs ennemis, et tenir sa place entre les grands esprits qui ont transmis jusqu'à nous la tradition toujours vivante de la philosophie. Dans un temps où l'on donne aux plus petits d'entre les philosophes grecs le rang qui leur est dû, pourquoi donc négliger Voltaire? Est-ce parce qu'il est illustre, notre compatriote, et presque notre contemporain? Je n'ignore pas combien son nom est désagréable à beaucoup d'oreilles; mais il serait digne des esprits honnêtes de lui rendre justice, malgré leur ressentiment. Quant aux autres, on n'y doit pas prendre garde ils ne font pas qu'on le loue ici, ils n'empêchent pas de le louer. Il est des exigences qui, par trop de ménagements, deviennent intraitables, et qu'on modère quand on le veut bien.

I.

Il y a dans Voltaire le philosophe et l'apôtre de la raison. C'est ce dernier personnage, et le plus grand, que nous considérerons d'abord.

(1) Lettre à M. de Taulės, 1768. Édition Baudouin, t. IX, p. 170.

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Pour comprendre ce qu'il a accompli, il faut se représenter la société du XVIII siècle. Tout le monde sait que la pensée alors était loin d'être libre; on n'a pas oublié tous les ouvrages étouffés ou mutilés par la censure, brûlés par la main du bourreau; l'Encyclopédie plus d'une fois suspendue, reprise différente d'elle-même, et achevée à travers mille obstacles; le secret des lettres violé; les livres étrangers arrêtés à la frontière; le théâtre tout entier remis au premier gentilhomme de la chambre. Le sort de trente millions d'hommes est entre les mains d'un seul, et celui-là entre les mains d'une femme; au lieu de la raison, c'est le bon plaisir qui règne, gouverné par le plaisir. La liberté de conscience, cette liberté sainte par excellence, est violée audacieusement; on passe tour à tour du régime de l'astuce au régime de la violence, et l'on ne sait que choisir de la griffe des renards (1) ou de la dent des loups. La justice... on n'ose plus parler de ses méprises, de Calas, de Sirven, de Lally, quand on songe au supplice de la Barre. Aveugle, elle est terrible, plus terrible encore quand elle voit clair. Les finances sont dilapidées, et la vie des Français est prodiguée dans des guerres stériles ou funestes; voilà le tableau que Voltaire avait sous les yeux. Il entendait aussi parler d'hérétiques brûlés la veille en Espagne, et sa mémoire frappée lui rappelait dans tous les siècles et dans tous les pays de semblables désordres: partout des persécutions religieuses, les dragonnades, la Saint-Barthélemy, les Albigeois, les martyrs, Hypathie et Socrate, partout la pensée humaine opprimée, partout des guerres avec leur cortége d'injustices et de barbaries, partout les individus malheureux et méchants. Sans doute, il ne voyait pas l'humanité en beau, il était en France un mécontent; mais dix ans après sa mort éclatait la révolution française, et ceux qui la firent étaient aussi des mécontents. Il en faut pour remettre sur pied la justice renversée; révolutions politiques scientifiques, religieuses, qui font marcher le monde, naissent du mécontentement.

En l'absence de l'équité, la vérité a de quoi consoler une âme. Oui, mais Voltaire la cherchait en vain autour de lui. La philosophie dominante devait lui inspirer, une médiocre estime. Descartes avait bien recommandé de ne croire qu'à l'é

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vidence; mais il avait déserté sa maxime. Emporté par l'esprit de système, il avait entraîné avec lui Malebranche, Spinoza, Leibniz, pour ne citer que les plus grands d'entre ses disciples. Jamais école n'afficha tant de scrupules, et ne fournit tant d'hypothèses. Voltaire assistait à sa décadence. Les systèmes du moyen âge et de l'antiquité, les religions non plus n'étaient pas faites pour le séduire. L'érudition qui les exposait n'était pas assez forte, ni au service d'une critique philosophique assez profonde et assez équitable; elle ne montrait que contradictions entre les doctrines, et dans chacune d'elles des extravagances. Ainsi, désordre réel ou apparent partout, dans les institutions et les idées.

Que la raison vienne donc rétablir l'ordre. Mais quoi! n'estelle pas déjà venue? Bossuet n'a-t-il pas institué en France la royauté du bon sens? Et alors que reste-t-il qu'à commenter sa pensée et la mettre en vigueur? Voilà donc le rôle de Voltaire tout tracé, s'il possède vraiment ce bon sens que lui accorde l'opinion universelle. C'est toute une question; mais il est inutile de l'examiner, si l'on n'y doit pas apporter une entière bonne foi. A notre époque, on parle beaucoup de jésuitisme; je sais bien où il est, mais je ne sais pas où il n'est pas. Dieu veuille qu'il ne soit pas dans cet article. Oui, le bon sens de Bossuet est exquis, mais celui de Voltaire n'est pas méprisable; et pourtant leurs pensées sont ennemies. Est-ce donc que le bon sens se combat lui-même? ou n'est-ce pas plutôt que le bon sens de Voltaire n'est pas celui de Bossuet? Et en effet, l'un de ces hommes est le théologien qui organise une doctrine reçue, et met une raison admirable au service d'un principe qui la surpasse; l'autre est le philosophe qui pousse droit aux principes, et ne reçoit rien que sur la foi de l'évidence. Ce sont en présence la discipline et la lumière. Arrêtons-nous un moment devant ce contraste. Aussi bien je ne crains pas d'associer ici les noms de ces deux grands personnages qui, contraires par la vie, la doctrine et l'instinct, mais pareils par le génie, ont régné chacun sur tout un siècle avec une égale puissance, et conduit l'esprit humain.

D'abord Bossuet. Le bon sens, chez lui, est cette sagesse qui, placée au cœur d'une doctrine, pénétrée de son essence, admet ce qu'elle appelle, rejette ce qu'elle repousse, en conserve l'unité ; et à la fois pénétrée de ses intérêts, retient tous les principes dans la mesure, les tempère les uns par les autres, et les empêche de se

PHILOSOPHIE DE VOLTAIRE.

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dévorer; comme la vie, recevant les éléments amis et excluant
les éléments ennemis, animant chaque organe, et maintenant le
tout en équilibre, conserve la forme du corps, son organisation, say
santé et sa puissance. Croyez-le lui-même, il n'aime pas
hommesplus capables de pousser les choses à l'extrémité, q
de tenir le raisonnement sur le penchant, et plus propres à com-
mettre ensemble les vérités chrétiennes, qu'à les réduire à leur
unité naturelle. Supprimez, dans le catholicisme, l'intermé-
diaire universel entre Dieu et l'homme, Jésus-Christ et son Église,
et vous supprimez le catholicisme lui-même; or le quiétisme tend
là: il porte l'âme jusqu'en présence de Dieu par la seule vertu de
l'amour; Bossuet le voit : « Il y va, dit-il, du tout pour la re-
ligion; et il accable Fénelon par ce mot d'une énergie sublime:

Il marche comme à tâtons sur Jésus-Christ. Sans les miracles, le catholicisme n'est plus; il naît d'un miracle, et s'établit par des miracles, il suppose constamment l'action particulière de la Providence dans la nature et dans l'âme humaine; l'idée que la création est conduite par des lois générales, immuables, le ruine donc entièrement. Malebranche, dans son traité de la nature et de la grâce, établit fortement cette constance des lois universelles, puis il tente d'expliquer la providence particulière par un tour forcé et inintelligible. Il faut voir comme Bossuet reprend ce système, avec quelle assurance il repousse (1) et le principe si dangereux des lois uniformes, et les explications naturelles des miracles, condamnant ainsi par avance dans un seul homme, toute cette école de théologiens qui devait un siècle plus tard ôter aux miracles le miraculeux, et les ranger dans la physique. Il remonte plus haut; reconnaissant dans le disciple son maître Descartes, et dans le principe de l'école distinguant ce qu'il renfermait secrètement encore et que le temps devait en faire sortir, il prophétise le grand combat qui se prépare contre l'Église. La perfection sévère de la vie chrétienne s'accommode mal des émotions du théâtre, de tous ces plaisirs qui excitent les passions de feu; aussi il condamne sans pitié les tendresses de Racine, les accents passionnés de Lulli, et lance contre Molière expirant la sentence terrible malheur à ceux qui rient. Dans la politique, il croit au droit divin de César. Dans l'histoire, il ne voit que le peuple juif, déposi

(1) Lettre à un disciple du P. Malebranche. Lettre 139.

taire de la tradition. Enfin, pour sauver l'unité de la foi compromise par les dissidents, il « pousse (1) au plus loin la doctrinę des contraintes. »

Que de génie dépensé pour soutenir ces maximes! Quelle merveilleuse pénétration, qui devine dans les effets l'action secrète des causes, et dans les causes elles-mêmes les effets qu'elles retiennent encore! Quelle science de l'homme, science impitoyable, qui démêle au fond de notre esprit et de notre cœur tous les mouvements opposés à sa doctrine, les pensées, les instincts ennemis, inconnus à celui qui les porte, et les traîne au grand jour pour en faire justice! Et pourtant, qui de nous, à cette heure, oserait conseiller ou justifier la contrainte envers les dissidents? La génération qui a élevé un monument à Molière ne souscrira pas sans doute à l'anathème si cruel que Bossuet lance contre lui; elle se met avec Racine auteur de Bérénice contre Racine repentant; avec Lulli contre Bossuet qui proscrit la musique passionnée; elle absout tous les grands artistes de tous les temps, les applaudit et les honore; elle sait qu'il est dangereux d'agiter les passions, elle le défend à l'immoralité, mais elle le permet à l'art, qui purifie ce qu'il touche, et n'éveille les passions que pour les élever. L'auteur de l'Histoire universelle n'a jamais trouvé plus d'admirateurs, moins de disciples. Le principe d'où procède la politique entière de Bossuet, le droit divin de la royauté, a été ruiné par deux révolutions. La liberté de penser, qu'il contenait sévèrement, s'étend de nos jours à tout; l'autorité suprême, dans ce siècle, est l'évidence. Voilà ce que nous pensons à cette heure, et le génie de Voltaire est de l'avoir pensé comme nous, cent ans avant nous.

La raison de Bossuet est l'interprète de la tradition catholique; au-dessus de cette raison, aussi haute qu'elle soit, est celle qui, ne s'arrêtant que devant l'évidence des axiomes, est l'interprète de la tradition universelle du genre humain.

Voltaire s'assoit au centre du sens commun, comme Bossuet au centre de l'Église; de là l'un et l'autre foudroie l'ennemi. Des deux côtés pareille ardeur, pareille puissance, pareil scrupule à ne rien admettre contre la tradition que l'on conserve, à n'avancer rien qu'elle n'appuie manifestement, mépris du sens particulier, amour du grand et du solide, dégoût des subtilités, peur

(1) Lettre à M. de Basville. Lettre 237.

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