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vâmes à Mélan, où il faisait sa retraite des vacances. « — Mais, hélas ! ajouta-t-il, quelle cuisine! Je croyais être sobre et coulant sur la nourriture: je vois ici tous les jours que je suis un vil délicat. J'ai horreur de moi-même, et ce n'est pas ma seule affliction.

<< J'ai trouvé, en arrivant, quatre Pères, excellents religieux, savants et gens d'esprit. L'un mange de tout, l'autre ne mange de rien, le troisième ne songe jamais à ce qu'il mange, le quatrième croirait céder à une sensualité coupable s'il faisait la moindre remarque sur ce qu'on lui donne à manger.

<< Au milieu de ces quatre Pères, le frère cuisinier, créé pour la circonstance, s'abandonne sans contrôle aux plus folles inspirations; que dis-je? il se livre aux essais les plus indéchiffrables! J'ai subi depuis huit jours des potages sans nom, des fricassées sans figure, des rôtis qui rebutent l'analyse aussi bien que la dent.

«< Et les jours maigres! Qui donc a déniché ces œufs, et quel animal féroce a pu les pondre? Quelle imagination dépravée a su déguiser à ce point ces légumes? En quels lieux de la mer a-t-on rencontré pareille morue? Quant à la cave, si les révolutionnaires envahissent un jour le collége, je ne leur souhaite qu'un châtiment : qu'ils vident cette cave!

« Le Père qui mange de tout m'offre deux fois de

ces mets déplorables; le Père qui ne mange de rien le regarde avec un œil d'envie; celui qui ne songe pas à ce qu'il mange avale comme s'il respirait; et celui qui exerce sa vertu se refuse même la consolation de répondre à mes regards désolés. - Innocents voyageurs, que venez-vous faire en ce lieu d'expiation? »

Le chevalier se tut; nous regardâmes Jean-Marie avec une certaine stupeur. Il comprit cette muette éloquence, et nous promit qu'il saurait s'introduire dans la cuisine. En vérité, il fit merveille. Le dîner, aidé d'un appétit savoyard et d'une conversation intéressante, se trouva bon... pour des chrétiens.

Quels braves gens que ces Jésuites! On était en train de les chasser du Piémont, et ils ne pouvaient s'attendre à rester longtemps en Savoie, malgré les vœux du pays. Ils étaient fort tranquilles. «Que nous importent, disaient-ils, toutes ces entreprises?

« Le problème que les révolutionnaires se donnent à notre égard n'est pas petit c'est de savoir comment ils ruineront des gens qui n'ont rien, et comment ils empêcheront des hommes qui ont voué leur obéissance à Dieu de faire la volonté de Dieu.

<«< En nous dépouillant, ils nous mettent dans la perfection de notre état; en nous chassant, ils nous signifient que Dieu nous impose l'épreuve de l'exil; en

nous donnant la mort, ils nous donnent la couronne que nous demandons à la vie.

<< Ils nous ôtent la joie de leur faire du bien, et ils froissent nos cœurs dans les affections si fortes qu'inspirent toujours l'Église et la patrie. Mais l'espérance, ils ne nous l'ôtent pas, ni la douceur d'offrir nos souffrances pour leur salut.

« La tempête fait une œuvre de Dieu. Les graines sont dispersées par les vents, et les vents s'élèvent quand les graines sont mûres. Ainsi les déserts fleurissent, ainsi la poussière des palmiers traverse la mer. Partout où des martyrs sont enterrés, là germent des églises. Dans l'Église, les tombeaux sont féconds; toute l'Église sort d'un tombeau.

<< Les seules causes qui meurent sont les causes pour lesquelles on ne meurt pas. Souffrant et mourant pour l'Église, les chrétiens assurent sa vie. Voyez en combien de circonstances l'iniquité, longtemps triomphante, a trébuché enfin sur le tombeau de ses victimes.

<< Elle persécute, elle exile, elle bâillonne, elle tue, et elle dit: Je triomphe! - Non, tu ne triomphes pas, et tes cruautés ne sont pas devenues des justices; il est dans l'essence de la vérité de s'affirmer par des châtiments; l'erreur se révèle et se dénonce par les persécutions.

« Le monde ne se laisse ni tout entier ni longtemps

abuser par l'erreur. Elle s'empare des mots; elle ne change pas les choses en changeant les mots. Dieu déjoue l'erreur en maintenant dans l'homme le sens moral. Les persécutions ne sont qu'un refus de combat contre la vérité.

<< Refuser le combat, c'est s'avouer vaincu. Persécuter la vérité, c'est la confesser trop forte; l'exiler, c'est l'envoyer en mission, elle revient; la bâillonner, c'est la rendre plus éloquente; tuer celui qui la porte, ce n'est pas la tuer elle-même, elle est immortelle: mais ce grand crime fait surgir de terre un grand tombeau.

<< De tous les points du monde et de la vie, le tombeau du martyr est visible. Aucun éloignement ne l'efface. L'histoire s'assied là. Ne fût-ce que pour mentir, elle parle et, tôt ou tard, à côté de l'histoire menteuse, la conscience appelle la vérité.

<<< Dieu le veut ainsi. Nul moyen d'empêcher Dieu de faire sa volonté. Nous pouvons donc attendre en assurance, nous qui voulons faire la volonté de Dieu. Nous pouvons être patients, nous qui savons qu'il est éternel.

« Quant aux affronts et aux avanies, quant aux souffrances et aux déchirements de toutes sortes, c'est la croix, et notre état est de porter la croix. Nous sommes la Compagnie de Jésus, la compagnie du Crucifié. Nous le savons, nous l'avons voulu.

<< Nous portons cette infirmité de plus que les autres hommes, la qualité de Jésuite; qualité qui attire les pierres, les fouets, le glaive. Quand tout cela vient, nous n'avons pas le déplaisir de la surprise.

<< Mais tout cela ne vient pas tout seul. Le monde voit la croix, dit saint Bernard, il ne voit pas l'onction. Jésus-Christ fait bien aussi quelque chose pour Et peu de Jésuites voudraient être autre

nous.

chose! >>

Le lendemain, du haut de la route, nous jetâmes un dernier regard sur le collége. Ce grand bâtiment paraissait petit au pied de la montagne, petit même dans la plaine. -« Voilà cependant, nous dit le chevalier, un des cœurs de l'humanité.

<< Supprimez quelques centaines de maisons semblables éparses sur la surface du globe, il n'y a plus de foi; et bientôt plus de lumières. O Jésuites, étant ce que vous êtes, que n'avez-vous de meilleurs cuisiniers? »

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