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fut que le tissu de ces situations risibles où l'on s'engage par faiblesse, par imprudence, par erreur, ou par quelqu'un de ces travers d'esprit ou de ces vices d'ame, qui sont assez punis par leurs propres bévues et par l'insulte qui les suit. C'est dans cet esprit et avec ce grand art que fut tissue l'intrigue de l'Avare, de l'École des femmes, de l'École des maris, de George Dandin, du Tartufe modèles effrayants, même pour le génie, et dont l'esprit et le talent médiocre n'approcheront jamais.

INVENTION POÉTIQUE. Pour concevoir l'objet de la poésie dans toute son étendue, il faut oser considérer la nature comme présente à l'Intelligence suprême. Alors tout ce qui, dans le jeu des éléments, dans l'organisation des êtres vivants, animés, sensibles, a pu concourir, soit au physique, soit au moral, à varier le spectacle mobile et successif de l'univers, est réuni dans le même tableau. Ce n'est pas tout à l'ordre présent, aux vicissitudes passées, se joint la chaîne infinie des possibles, d'après l'essence même des êtres; et non-seulement ce qui est, mais ce qui serait dans l'immensité du temps et de l'espace, si la nature développait jamais le trésor inépuisable des germes renfermés dans son sein. C'est ainsi que Dieu voit la nature; c'est ainsi que, selon sa faiblesse, le poète doit la contempler.

S'emparer des causes secondes, les faire agir, dans sa pensée, selon les lois de leur harmonie, réaliser ainsi les possibles; rassembler les débris du passé; hâter la fécondité de l'avenir; donner une existence apparente et sensible à ce qui n'est encore et ne sera peut-être jamais que dans l'essence idéale des choses; c'est ce qu'on appelle inventer. Il ne faut donc pas être surpris, si l'on a regardé le génie poétique comme une émanation de la divinité même, ingenium cui sit, cui mens divinior; et si l'on a dit de la poésie, qu'elle semblait disposer les choses avec le plein pouvoir d'un Dieu videtur sane res ipsas veluti alter Deus condere. On voit par là combien le champ de la fiction doit être vaste, et combien l'inventeur, qui s'élance dans la carrière des possibles, laisse loin de lui l'imitateur fidèle et timide, peint ce qu'il a sous les yeux.

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qui

Ramenons cependant à la vérité pratique ces spéculations transcendantes. Tout ce qui est possible n'est pas vraisemblable; tout ce qui est vraisemblable n'est pas intéressant. La vraisemblance consiste à n'attribuer à la nature que des procédés conformes à ses lois et à ses facultés connues or, cette prescience des possibles ne s'étend guère au-delà des faits. Notre imagination devancera bien la nature à quelques pas de la réalité; mais à une certaine distance, elle s'égare et ne reconnaît plus le chemin qu'on lui fait tenir. D'un autre côté, rien ne nous touche

que ce qui nous approche; et l'intérêt tient aux rapports que les objets ont avec nous-même : or, des possibles trop éloignés n'ont plus avec nous aucun rapport, ni de ressemblance, ni d'influence. Ainsi, le génie poétique ne fût-il pas limité par sa propre faiblesse et par le cercle étroit de ses moyens, il le serait par notre manière de concevoir et de sentir. Le spectacle qu'il donne est fait pour nous : il doit donc, pour nous plaire, se mesurer à la portée de notre vue. On reproche à Homère d'avoir fait des hommes de ses dieux; pouvait-il en faire autre chose? Ovide, pour nous rendre sensible le palais du dieu de la lumière, n'a-t-il pas été obligé de le bâtir avec des grains de notre sable les plus luisants qu'il a pu choisir? Inventer, ce n'est donc pas se jeter dans des possibles auxquels nos sens ne peuvent atteindre; c'est combiner diversement nos perceptions, nos affections, ce qui se passe au milieu de nous, autour de nous, en nous-mêmes.

Le froid copiste, je l'avoue, ne mérite pas le nom d'inventeur; mais celui qui découvre, saisit, développe dans les objets ce que n'y voit pas le commun des hommes; celui qui compose un tout idéal, intéressant et nouveau, d'un assemblage de choses connues, ou qui donne à un tout existant une vie, une grâce, une beauté nouvelle; celui-là, dis-je, est poète, ou Corneille et Homère ne le sont pas.

L'histoire, la scène du monde, donne quel

quefois les causes sans les effets, quelquefois les effets sans les causes, quelquefois les causes et les effets sans les moyens; plus rarement le tout ensemble. Il est certain que plus elle donne, moins elle laisse de gloire au génie. Mais en supposant même que le tissu des événements soit tel, que la vérité dérobe à la fiction le mérite de l'ordonnance; pourvu que le poète s'applique à donner aux mœurs, aux descriptions, aux tableaux qu'il imite, cette vérité intéressante qui persuade, touche, captive, et saisit l'ame des lecteurs; ce talent de reproduire la nature, de la rendre présente aux yeux de l'esprit, surtout de l'agrandir, ne suffit-il pas pour élever l'imitateur au-dessus de l'historien, du philosophe, et de tout ce qui n'est pas poète?

Si la matière de la poésie était la même que celle de l'histoire, dit Castelvetro, elle ne serait plus une ressemblance, mais la réalité méme ; et c'est d'après ce sophisme qu'il refuse le nom de poète à celui qui, comme Lucain, s'attache à la vérité historique.

Assurément si le poète ne faisait dire et penser à ses personnages que ce qu'ils ont dit et pensé réellement ou selon l'histoire; par exemple, si l'auteur de Rome sauvée avait mis dans la bouche de Catilina les harangues mêmes de Salluste, et dans la bouche du consul des morceaux pris de ses oraisons, il ne serait poète que par le style. Mais si, d'après un caractère connu

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dans l'histoire ou dans la société, l'auteur invente les idées, les sentiments, le langage qu'il lui attribue; plus il persuade qu'il ne feint pas, et plus il excelle dans l'art de feindre. Nous croyons tous avoir entendu ce que disent les acteurs de Molière, nous croyons les avoir connus: c'est le prestige de sa composition; et c'est à force d'être poète qu'il fait croire qu'il ne l'est pas. Montaigne donne le même éloge à Térence. « Je le trouve admirable, dit-il, à représenter au vif les mouvements de l'ame et la condition de nos mœurs. A toute heure nos actions me rejettent à lui. Je ne puis le lire si souvent, que je n'y trouve quelque beauté et grâce nouvelle. »

Ainsi les sujets les plus favorables, comme les plus critiques, sont quelquefois ceux que la nature a placés le plus près de nous, mais que nous voyons, comme on dit, sans les voir, et dont l'imitation réveille en nous le souvenir, par l'attention qu'elle attire. Je dis, les plus favorables

, parce que la ressemblance en étant plus sensible, et le rapport avec nous-mêmes plus immédiat, plus touchant, nous nous y intéressons davantage je dis aussi, les plus critiques, parce que la comparaison de l'objet avec l'image étant plus facile, nous sommes des juges plus éclairés et plus sévères de la vérité de l'imitation.

Ce qu'appréhendent les spéculateurs, c'est que la gloire de l'invention ne manque au génie du poète; et afin qu'il ne soit pas dit qu'il n'a rien

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