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REVUE

THOMISTE

APRÈS LE COURS DE M. BOUTROUX

C'était la coutume en Egypte de juger solennellement les

morts.

N'est-ce pas un devoir de cette sorte que vient de remplir M. Boutroux à l'égard de Kant? Son cours des deux années universitaires 1895 et 1896 n'est-il pas comme la stèle justificative qui défendra le grand mort devant un tribunal plus redoutable que celui d'Osiris, la postérité (1)?

Lisons l'inscription de la stèle : c'est bien le langage d'une justice à la fois respectueuse et impitoyable, telle qu'on l'exerce envers les seuls morts. « Je ne veux, dit le juge philosophe, ni construire la Critique ni l'interpréter d'après ce qu'elle est devenue, d'après les systèmes auxquels elle a donné naissance. Non, j'entends me placer au point de vue même de Kant, tacher d'expliquer sa philosophie comme il l'expliquerait luimême. » Et dans sa quatrième leçon « Pour étudier une pensée vivante et créatrice comme celle de Kant, il faut d'abord, sans doute, l'éclaircir, la transposer dans une certaine mesure, de manière à s'assurer qu'on ne s'en tient pas aux formules. Mais il faut surtout y entrer le plus franchement possible, repasser par les chemins mêmes qu'a parcourus l'auteur, reconstituer le mouvement de son esprit. En apparence, Kant est rempli de répétitions ce sont les retours qu'il a cru devoir

(1) Nous suivons le texte donné par la Revue des Cours et Conférences, 1891-1896. Les chiffres III, IV, V indiquent les années de cette revue. Les chiffres qui suivent se réfèrent aux numéros des fascicules et des pages qui contiennent les textes cités.

1.

REVUE THOMISTE. 5 ANNÉE.

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faire pour mieux habituer le lecteur à un système qu'il considère comme nouveau. Lorsque Kant a jugé utile d'étudier la question sous divers aspects, il serait imprudent de ne pas le suivre. On ne peut étudier un système métaphysique du dehors par un simple rapprochement de textes ce serait en laisser échapper l'âme. Il faut avant tout une grande docilité d'esprit; il faut arriver à se mettre soi-même au point de vue de l'auteur. Voilà pourquoi longtemps nous n'avons pas bien compris Kant nous cherchions à le critiquer ou encore à l'uti– liser c'était juger avant d'avoir compris. Et quand il s'agit de Kant, la tâche de comprendre est tellement difficile qu'il faut, pour un temps, s'y donner tout entier. »

Il n'y a pas à s'y tromper, nous sommes en présence d'un de ces monuments que la piété des vieux Égyptiens élevait à la mémoire des meilleurs Pharaons. Ce n'est pas la première fois que l'on rencontre dans l'histoire semblable hommage rendu à un philosophe. Les Commentaires d'Averroës sur Aristote, de Cajetan sur saint Thomas, sont dans toutes. les mémoires. M. Boutroux semble avoir voulu mériter, à l'égard de Kant, le nom, glorieux autant que modeste, de Commentateur. Et son cours pourrait porter en épigraphe ce titre imité d'un célèbre ouvrage thomiste: Kantius interpres sui ipsius.

Nous n'avons pas voulu être des derniers à profiter d'un document appelé à renouveler en France l'intelligence de la célè bre Critique. Pendant quelque temps, suivant le précepte du professeur, nous nous sommes donné tout entier à la tâche de comprendre à nouveau Kant, à la lumière de ses commentaires. Pendant deux ans, au fur et à mesure de la publication des cours de M. Boutroux dans la Revue des Cours et Conférences, nous avons lu, relu, médité, analysé ses leçons, collationné l'explication avec l'original, copié et recopié maints passages, voire même réduit, selon le conseil de Leibnitz, tout ce qui était argument en syllogismes. Enfin, nous sommes sorti émerveillé du travail, mais fort surpris des résultats.

APRÈS LE COURS DE M. BOUTROUX, LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE N'APPARAIT PLUS SOUS LE MÈME JOUR QU'AVANT LE COURS DE

M. BOUTROUX.

Superbe de structure, incomparable dans l'agencement des

plus petits détails, cette superbe carcasse repose sur un terrain mouvant, sa base est fragile, ses ligatures n'ont que l'apparence de la solidité.

Position du problème philosophique,

base du système, méthode employée: tels sont les sujets que, à la suite de M. Boutroux, nous aborderons dans cet article qui contient nos toutes premières impressions.

I. LE PROBLÈME EST-IL BIEN POSÉ PAR KANT ?

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(1) III, 7, p. 199.

Non! selon M. Boutroux, il ne l'est pas. Et ce vice originel est d'autant plus grave que l'unité du système est plus parfaite.

1° Quels sont, chez Kant, les termes du problème philosophique? Pour s'en rendre compte, il faut procéder par comparaison, voir de quelle manière on concevait ce problème avant

Kant.

Chez les anciens et la plupart des modernes, le problème de la Philosophie est le problème de l'Etre. Les Anciens ne prétendent en chercher, selon M. Boutroux, qu'une connaissance très générale. « Descartes, le premier, conçoit le problème penser le réel, c'est-à-dire la chose visible, phénoménale, sensible. » Cette tâche est entreprise dans deux directions différentes. Les uns vont de la pensée aux choses: cogito, ergo sum; les autres, Locke, Hume, etc., voient dans la pensée la trace de l'action des choses. Ce sont les choses que ces derniers s'efforcent de faire rejoindre la pensée (1).

« Mais voici que, entre l'esprit et les choses, Kant interpose comme seules données immédiatement, la science et la

morale. L'objet de la philosophie, ce sera de comprendre comment ces deux disciplines sont possibles, c'est-à-dire à quel principe il faut les rattacher pour y introduire l'unité et l'intelligibilité, comme le principe de Newton introduit l'ordre dans les phénomènes célestes (1). »

M. Boutroux soulève un coin du voile qui cache la genèse, dans l'esprit de Kant, de cette forme du problème. << Kant reçut d'abord une éducation piétiste, morale rigide, qui fit sur son esprit une forte impression : l'éducation que lui donna sa mère, Anna Reuter, puis celle du collège Frédéric, dirigé par Schultze, son premier maître... Kant fut imprégné de cet enseignement et fut très docile à ses leçons (2). » D'autre part, « l'idée de la science parfaite lui est apparue comme réalisée par Newton (3) ». Cette perfection consiste, d'une part, dans la nécessité et la certitude des lois newtonniennes, de l'autre, dans le caractère concret de l'objet qu'elles déterminent. L'antiquité se réclamait d'une science nécessaire mais non concrète; la science de Newton embrasse vraiment le réel.

Ces révélations nous font apparaître sous un aspect moins inattaquable que l'on ne l'attendait l'origine de la terrible Critique. Elle a sa source subjective dans des conditions de milieu. « Kant, dira encore M. Boutroux, avait des raisons à priori de juger la démonstration possible. Il croyait à la bonté de la nature, à l'action de la Providence divine. Il pensait qu'étant donnée cette Providence, deux vérités aussi certaines ne pouvaient manquer de s'accorder (4). »

Ainsi donc, «< pour Kant, ce n'est pas l'être qui directement, immédiatement, est l'objet des recherches de la philosophie, c'est la science et la morale. Ce sont là les choses ayant une réalité, ce sont les données du problème... Il ne demande pas si la science et la morale sont possibles: elles le sont puisqu'elles sont; il se demande COMMENT IL SE FAIT QUE LA SCIENCE ET LA MORALE EXISTENT, quels en sont les principes, comment il

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