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DEVONS-NOUS "TRAVERSER KANT” ?

M. Boutroux conclut en ces termes :

« Il s'en faut d'ailleurs du tout au lout que cette philosophie ait été inutile. Elle a institué une critique à laquelle il n'est plus permis de se soustraire, et s'il est sans doute possible de la dépasser, c'est à la condition de la traverser d'un bout à l'autre >> (1). TRAVERSER KANT, DÉPASSER KANT, tels sont donc les deux articles de la charte philosophique nouvelle. Il convient de nous rendre compte de ce qu'ils demandent de nous et de ce qu'ils promettent. Est-il vrai que nous devions traverser Kant pour le dépasser? Et M. Boutroux a-t-il dépassé Kant?

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Il y a deux manières de traverser une doctrine: d'abord, comme l'on traverse un lieu désagréable ou dangereux, un fourré d'épines, une forêt hantée des voleurs. Ce que l'on apprend surtout dans ce cas, c'est à n'y plus retourner. L'exploration est parfois nécessaire, souvent utile. Il est utile de connaître les alentours des positions où l'on s'installe.

De cette première manière, personne ne doutera qu'il ne soit utile de traverser la Critique, comme du reste tant d'autres systèmes philosophiques. C'est d'ailleurs de bonne hygiène pour les esprits assez robustes pour résister aux efforts violents qu'impose l'apprentissage de la dialectique kantienne. Toujours aussi l'on apprend quelque chose à entendre trancher d'une manière dif férente les problèmes que l'on s'est souvent posés et que l'on avait cru résolus. Les dissonances n'aiguisent-elles pas le sens

(1) V. 3, p. 115.

de l'harmonie? Enfin, il est nécessaire au philosophe moderne, quel qu'il soit, de pouvoir montrer que, s'il résiste à l'envahissement des idées kantiennes, c'est après les avoir pesées et trouvées trop légères. Oui, dans ce sens, et pour toutes ces utilités, il est indispensable d'avoir traversé Kant tout entier.

Mais ce n'est pas ainsi que l'entend M. Boutroux. Kant « a institué une critique à laquelle il n'est plus permis de se soustraire ». Ne pas soustraire sa pensée à la critique kantienne, voilà ce que c'est que traverser Kant. Que l'on remarque bien le tour de la phrase. M. Boutroux ne dit pas que les résultats positifs visés par Kant sont acquis, par exemple l'idéalisme comme thèse. Ce serait contredire ouvertement ses critiques antérieures et sa future théorie. Non il tient simplement, en dépit de la fragilité de la bâtisse kantienne, que l'on ne peut se soustraire à sa Critique, c'est-à-dire, à la partie destructive et négative de l'œuvre.

Car M. Boutroux juge la métaphysique classique définitivement ruinée par Kant. Cette métaphysique se plaçait comme la science au point de vue de la connaissance. Elle prétendait être la science adéquate de l'être. Or, pas de science sans immanence. La chose extérieure, à supposer qu'elle soit, doit pour être connue devenir intérieure. « Les choses ne fournissent que l'occasion, non le modèle et l'exemple du travail de l'esprit. Voilà ce que nous retenons de la doctrine kantienne (1).

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C'est peu; et sans doute Kant ne serait pas flatté de ce maigre résultat. Mais est-ce même un résultat de la critique kantienne? Je croyais avoir rencontré un peu partout dans l'histoire de la philosophie, cette idée que les choses pour être connues devaient être reçues dans l'être connaissant. Et si c'est le résultat de la critique kantienne, d'où vient qu'une conséquence aussi solide sorte de cette critique <«<factice » et « étroite » dans son point de vue, controuvée dans son point de départ, « l'apparente rigueur des mathématiques », — dont la base, les principes synthétiques à priori, est de plus en plus ébranlée, — « artificielle » dans sa méthode,« paradoxale » enfin dans son terme, l'idéalisme?

En réalité, la méthode sinon la doctrine de l'immanence, est

(1) VI, 18, p. 16.

aussi vieille que la philosophie. Ce qui est nouveau c'est la formule absolue qu'on lui donne : « Les choses ne fournissent que l'occasion, non le modèle et l'exemple du travail de l'esprit. » Cette formule contient deux parties: il y a des choses qui sont en rapport avec nous; ce rapport n'est pas un rapport représentatif.

Sur le premier énoncé nous sommes d'accord, quoique nous ne voyions pas bien comment l'existence de choses, au sens transcendantal du mot, soit connue par les partisans de l'immanence absolue. Nous reviendrons, avec plus de profit tout à l'heure, sur cette chicane de procureur. La seconde partie de la formule marque nettement la différence entre la doctrine de l'immanence radicale qui s'impose à M. Boutroux et la méthode d'immanence tempérée par les intuitions intellectuelles qui est celle de la métaphysique classique. L'affirmation ou la négation des intuitions. intellectuelles traversant les données immanentes, tel est en réalité le point de divergence de cette métaphysique et de la doctrine de l'immanence absolue. Pour que la ruine de la métaphysique classique fût le résultat de la critique kantienne, — il faudrait que cette critique eût démontré la fausseté de la doctrine de l'intuition intellectuelle. Alors seulement, pour dépasser Kant, il faudrait le traverser, au sens de M. Boutroux, et le traverser d'un bout à l'autre.

M. Boutroux, hâtons-nous de le dire, s'est admirablement rendu compte de ce point du débat ;

« Si nous disposions d'intuitions intellectuelles ou universelles, alors nous obtiendrions des connaissances objectives portant sur l'absolu », dit-il à propos des catégories, « mais cette intuition nous fait défaut. Quelle preuve en donne Kant? »

« Il semble le plus souvent qu'il se borne à une simple constatation. Cependant il y a en maints endroits une sorte de démonstration. Kant expose que nous avons beau nous travailler pour tirer de nos concepts des connaissances positives, développer une multiplicité analogue à celle de l'intuition sensible, nous n'y pouvons parvenir. Essayez de tirer du cogito de Descartes véhicule de tous les concepts, une définition de l'âme, vous vous perdrez dans

l'abstraction (1). » Et encore: «Kant nous refuse constamment cette intuition supérieure, ce mode de connaissance qu'avait admis Platon par lequel nous entrerions en rapport avec des objets inétendus et intemporels. C'est, dit-il, un fait que nous n'avons pas cette faculté. » Comment le prouve-t-il? C'est qu'on ne peut la déduire, comme on a déduit l'intuition sensible, d'une science reconnue de fait comme apodictique. « La métaphysique existante ne saurait être mise en parallèle quant à la certitude avec la géométrie. » Ensuite, l'intuition intellectuelle passe des existences empiriques (phénoménales) à des existences transcendantales. C'est un passage de genere ad genus « que rien ne garantit (2). »>

Tels sont les arguments que l'on peut tirer de Kant contre l'intuition intellectuelle. M. Boutroux les estime sans doute suffisants puisqu'il déclare: « La métaphysique, pour atteindre l'être, n'a pas à faire appel à quelque opération spéciale telle qu'une intuition supérieure, sans rapport avec notre expérience. L'être n'est pas loin de nous; il nous pénètre. In illo vivimus, movemur et sumus (3). »

Cette thèse et ces arguments dénotent chez Kant une claire vue de l'objection, mais ils ne manifestent pas au même degré la compréhension de la position adverse. Comme le dit sur un autre point M. Boutroux, « l'adversaire qu'il se donne est-il bien celui que lui présente l'histoire?» est-il, du moins, le seul ou le principal ?

Les arguments rapportés atteignent l'intuition intellectuelle des Platoniciens qui prétendait nous faire entrer directement en commerce avec les idées et nous en donner une contemplation immédiate analogue à la connaissance immédiate du sens. Ils visent, sans peut-être l'atteindre, l'intuition cartésienne du cogito, qui n'était sans doute pas pour Descartes un pur concept. Je veux que de telles intuitions n'offrent pas le développement d'une multiplicité analogue à celle de l'intuition sensible. Je concède qu'on ne puisse rien tirer du concept du cogito, en tant que concept. Il se peut qu'on ne puisse trouver l'intuition intellectuelle en

(1) IV, 14, p. 631. (2) IV, 13, p. 723. (3) IV, 22, p. 199.

question dans une métaphysique existante comme certaine ni partant l'en déduire. J'admets que rien ne garantit le saut dialectique qui s'élève de nos idées «< comme d'un tremplin » pour aboutir aux réalités suprasensibles. Qu'avez-vous détruit par ces raisons? L'intuition des ontologistes, de ceux qui, directement et immédiatement, tiennent que notre connaissance atteint l'être transcendantal. Vous n'avez pas même touché à l'intuition intellectuelle d'Aristote et des scolastiques, dont la matière indispensable, l'intuition sensible, l'expérience, développe une multiplicité ordonnée sous l'action et le regard de l'intellect, qui par abstraction en dégage l'unité ordonnatrice que son intuition reflète et saisit. Pourquoi donc, dans cette seizième leçon, où il détermine le caractère intuitif des principales doctrines dogmatiques, M. Boutroux cite-t-il Platon, Descartes, Leibnitz, et passe-t-il sous silence, je ne dis pas les scolastiques (on sait qu'ils ne complent pas), mais Aristote ? Pourquoi nous laisser penser qu'il enveloppe la méthode du Stagirite et de ses disciples dans le reproche de Tρτо esbos dont l'intuition intellectuelle est frappée ? S'il se fût souvenu d'Aristote, n'aurait-il pas dû examiner, entre l'intuition directe des êtres transcendantaux et la conscience de l'être immanent, la possibilité d'une connaissance intuitive abstractive? Et le rejet légitime de l'intuition platonicienne l'eût-il conduit avec autant d'exclusivisme à l'excès de l'immanence absolue? Il y a dans toute cette réfutation de l'intuition intellectuelle par Kant, rapportée et semble-t-il admise par M. Boutroux, un exemple remarquable d'ignoratio elenchi (1).

(1) Cette méconnaissance de la véritable place qu'occupe dans l'ensemble du système la philosophie issue d'Aristote par saint Thomas vient, nous semble-t-il, de l'idée inexacte que M. Boutroux se fait de la scolastique. «< La philosophie antique, dit-il, s'appliquait directement aux choses; ce fut la philosophie scolastique qui substitua aux choses des doctrines, des dogmes, et se donna pour tâche de rationaliser ces dogmes... Fides quærens intellectum. Kant ne fait-il pas pour la science ce que les scolastiques faisaient pour la foi »? (31o et dernière leçon).

Non, car si l'accord du dogme et de la raison est le motif qui détermina les recherches scolastiques, ainsi que l'histoire l'établit, la méthode employée pour effectuer cet accord est une méthode à la fois rationnelle et de portée ontologique. Ce sont les réalités dont les dogmes affirment la nature et les attributs, que considèrent ces philosophes et qu'ils ont l'ambition de synthétiser avec les réalités ontologiques que perçoit directement, selon eux, l'intuition intellectuelle. Ce n'est qu'indirectement que la scolastique aboutit à rationaliser le dogme. Chez Kant, au contraire, rationaliser les sciences et la morale comme telles est le but de toute philosophie.

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