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ils découvrirent, saisis d'étonnement, une large blessure au bras que sir Thomas Picton avait soigneusement dissimulée, et qu'il avait reçue la veille. Il avait fait garder le secret à son valet de chambre ; la journée du grand combat l'avait trouvé assez fort pour marcher, pour commander et pour aller mourir.

A l'extrême gauche, juste aux limites de l'horizon, se déroule une grande ligne opaque, droite et bleuâtre ce sont les masses sombres de la forêt de Frichermont, par laquelle arriva Blücher. A quelque distance de la forêt, se rapprochant de la route, des maisonnettes blanches, visibles à peine, se groupent entre des prés jaunissants et des arbres verts: c'est le village de Planchenoît, sur lequel Bulow dirigea sa première attaque: « C'est mon village, nous dit notre guide. - J'avais huit ans quand la bataille se donna, et je me souviens que, pendant trois jours, nous n'eûmes pas de pain à la maison. Je ne l'oublierai jamais car, chaque fois que mes frères et moi demandions à manger, nous voyions pleurer notre mère. Les Français avaient pris d'abord tout ce qu'ils avaient pu; les Prussiens avaient emporté le reste. Un voisin était parvenu à cacher deux pains dans les cendres de son four, et, pour nous apaiser, il nous coupait de temps en temps une croûte.... Mais il fallait aller doucement avec le pain: car le sens dessus-dessous pouvait durer encore longtemps, et nous en aurions eu bientôt fini avec les miches.... Un peu plus tard, on nous envoyait chercher sur les routes les biscuits que les fuyards avaient jetés en se sauvant. Il y en avait, de ces biscuits, qui étaient tombés dans des flaques de sang, et que nous ramassions tout humides. >>

Hougoumont, la Haie-Sainte, Frichermont et Planchenoît, la droite, le centre et la gauche de ce champ de bataille et de carnage : voilà les trois points saillants, les trois étapes principales sur lesquelles les voyageurs arrêtent leurs regards. Château abandonné et verger funèbre, ferme-forteresse, défendue, disputée, prise et reprise trois fois, village à demi brûlé, forêt mystérieuse où s'avançait la main du destin sans qu'on la vît: tels sont les détails les plus frappants de cette célèbre plaine.

Quant à l'ensemble, il est verdoyant, fleuri, calme et doré. Devant nous, derrière nous, aussi loin que s'étend le regard, les avoines verdissent, les seigles ondulent, les arbres lointains se balancent, les villages lointains se reposent, et le soleil ruisselle. Il est onze heures au moment où nous jetons nos yeux sur ce grand tableau de

Tome XV. 128. livraison.

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paix et de fécondité, qui a des forêts pour horizon etle ciel bleu pour cadre. Il y a cinquante et un ans à pareille heure, les cloches du dimanche résonnaient aux clochers voisins, la frêle sonnetted'argent annonçait aux fidèles la présence du Dieu de pardon s'humiliant jusqu'à l'Hostie; la voix du prêtre, dans les églises seméessur ces plaines, s'élevait au-dessus de l'autel et disait: Pax vobiscum. Pendant ce temps, ici, dans cet espace de terre, sous nos pieds, sous nos regards, cent cinquante mille hommes qui ne voulaient pas de paix, qui n'avaient pas prié, qui s'en allaient tuer et mourir, s'alignaient sur ces grands champs verts et s'envoyaient leurs premiers saluts de poudre et de mitraille.... La grande iniquité de ce carnagelà a-t-elle pu être rachetée, aux yeux de Dieu, par la sublime immolation de l'Hostie? la goutte de sang du calice, sang vermeil et pur du Rédempteur, a-t-elle suffi pour laver toutes les traces de cet océan de sang humain, brûlant et noir, pour obtenir le pardon aux vainqueurs et la paix aux victimes?

En ce moment, les cloches ont cessé de sonner; la voix sinistre des canons ne réveille pas non plus la grande plaine endormie; tout en haut, bien au-dessus de nos têtes, une alouette s'envole, s'élève, s'élance dans un rayon de soleil, faisant tourbillonner en l'air sa claire chanson de joie, seul bruit de la terre qu'en cet instant on entende sur le champ de mort de Waterloo. Qui songerait en l'écoutant au fracas de ce jour, au massacre et aux agonies? Là-bas seulement, au pied de la pyramide de gazon, on croirait voir encore quelques traces funèbres. Un grand champ de trèfle s'étend à l'endroit même où monta et tomba la vieille garde; chaque tige basse et touffue a sa fleur empourprée au sommet ; à distance, tout ce champ paraît d'une rougeur compacte et uniforme: on dirait un lac de sang liquide et frais qu'a fait jaillir la bataille et qu'un demi-siècle n'a pu sécher.

C'est ainsi que les vergers, les fermes, les forêts, les moissons, recouvrent le tombeau de la Puissance humaine. Elle a beau triompher et s'étendre, et tout saisir, et tout engloutir, et tout braver: il y a toujours au dedans d'elle un ver qui la ronge, et hors d'elle un abîme qui l'appelle. A toutes les nations elle s'impose, sur tous les grands chemins du monde elle s'agite; mais quand Dieu l'a pesée à la fin et la trouve inutile, alors Dieu la mène là.

ÉTIENNE MARCEL.

DU PASSAGE

DE LA

PSYCHOLOGIE D'ARISTOTE

A LA

PSYCHOLOGIE DES PHILOSOPHES CHRÉTIENS

Troisième partie : LES PHILOSOPHES CHRÉTIENS

I

Les philosophes se rendent rarement compte, pour ne pas dire jamais, de l'influence véritable des faux principes qu'ils émettent, parce qu'ils n'en pèsent pas suffisamment les conséquences pratiques. Ils établissent une thèse en la jugeant sur l'idéal qu'ils ont dans l'esprit; ou mieux ils jugent l'idéal qu'ils ont forgé sans bien se rendre compte de la thèse qui le formule. Tout leur paraît beau de prime abord, et ils y tiennent. Mais après eux viennent les metteurs en œuvre, qui font descendre la thèse dans la pratique de la vie sociale, intellectuelle et religieuse, et qui en tirent des conséquences auxquelles sans doute nos philosophes ne s'attendaient pas. Aussi, la philosophie chrétienne issue de l'Église a-t-elle eu une conduite qu'on ne saurait trop admirer. Pleine d'indulgence et souvent même de respect pour l'intelligence qui s'élève, la ménageant jusque dans ses écarts, elle la redresse, l'avertit, la rectifie, tout en restant remplie d'égards: elle ne voit là qu'une erreur sans malice. Au contraire, elle censure les applications hérétiques sans ménagement, voulant sévir contre la malice qui profite de l'erreur. C'est ainsi que nous pourrions voir la même doctrine duo-dynamiste ménagée dans Barthez et durement censurée chez les manichéens et les albigeois : il y a là les différences établies entre l'erreur et la malice. Mais là où l'erreur est visible, nous ne devons pas moins nous en garer que de

l'hérésie formelle, et nous le devons pour la dignité de notre propre intelligence.

La philosophie chrétienne, bien qu'avec des ménagements pour les erreurs philosophiques purement abstraites, les blâme cependant en suivant la ligne de conduite qu'elle suivit vis-à-vis des philosophies anciennes. A cet égard, elle nous a donné un précepte que la philosophie positiviste voudrait vainement détruire ; et elle nous a donné ce précepte par sa propre conduite, en jugeant l'arbre par les fruits, le principe par ses conséquences morales et religieuses. Que lui aurait importé de voir Philon et Averrhoës, ou les alexandristes, les stoïciens, les épicuriens, soutenir telle ou telle cause? Si cela n'avait pas eu de conséquences fâcheuses, elle ne s'en serait pas occupée. Mais, voyant ces philosophies attaquer par voie de conséquence les dogmes et la morale, elle dut forcément les redresser; et c'est en établissant que les conséquences hérétiques étaient rigoureusement déduites des principes philosophiques, qu'elle déclarait ces principes dangereux et mauvais.

D'un autre point de vue, lorsque le Christianisme s'établit, les premiers docteurs chrétiens recrutés de ci, de là, par la grâce divine, apportaient à l'Église leur langage, leur instruction, leurs habitudes intellectuelles puisées dans des lieux différents, sous des climats divers et même dans les écoles philosophiques variées de l'époque. Tout n'était pas absolument parfait en eux, sans doute, si ce n'est ce que la grâce leur donnait et qui les aidait à se corriger petit à petit des défauts de langage ou de conception, selon que la nécessité du vrai se faisait sentir. Ainsi, de ce que saint Paul parlera de l'âme et de l'esprit, nous n'en concluerons pas qu'il était manichéen, mais qu'il se servait d'expressions entendues selon l'usage et qui, interprétées dans le sens général qu'il avait en vue, restent d'une grande exactitude. Il en pourrait être ainsi d'autres apôtres ou docteurs chrétiens, dont le langage doit être pris dans un sens général vrai, et non dans un sens hérétique condamné plus tard. Par cela même il serait ridicule et insensé d'aller colliger des membres de phrases de ci, de là, dans des auteurs qui ne se sont pas occupés d'une question, comme on a pu le faire dans saint Paul à propos du duodynamisme, dont il n'eut pas à se soucier. Il est au contraire juste d'élargir les recherches et de prendre les questions quand elles se sont posées et comme elles ont été posées.

Telle fut donc la marche de la philosophie chrétienne, qu'elle fut

pas à pas le redressement des anciennes théories philosophiques, en épurant elle-même peu à peu son langage philosophique. La théologie redressait les hérésies en affirmant les dogmes, et le raisonnement venait montrer ensuite comment ces hérésies étaient issues de théories philosophiques fausses. Ainsi avec le temps s'établit la psychologie chrétienne, s'épurant et se développant au fur et à mesure qu'elle redressait les faux principes générateurs d'bérésies.

II

Voyons d'abord dans leur ensemble et sur les points que nous avons agités, les redressements que la psychologie chrétienne fit subir à l'ancienne philosophie.

Aristote avait été vraiment supérieur à son temps lorsqu'il s'était efforcé de distinguer l'un et le plusieurs, par l'acte pur et l'acte en puissance. Mais, malgré son élévation, il n'avait fait qu'accoster la vérité; il n'avait pu descendre sur son terrain, y prendre un pied solide et l'embrasser. Après lui, ce ne furent que des divagations, comme nous l'avons vu: tous les êtres furent considérés comme des émanations de l'Être premier. Le Christianisme élucida toute la tradition d'un trait, en posant un Dieu Créateur et une création, établissant que la création est une œuvre faite de rien et distincte de son Créateur, qu'elle continue de subsister par sa volonté et par son secours partout immanent, sans cependant se confondre avec lui.

Comment un Dieu a-t-il pu faire une création de rien? comment la création est-elle sortie des mains du Créateur sans être émanée de lui? comment tout subsiste-t-il par Dieu sans être lui? comment Dieu est-il partout et en tout, sans cependant que les choses soient lui? Ce sont là des vérités que la foi atteste, et dont la raison certific la nécessité sans les comprendre. A des divagations sans fin, la philosophie chrétienne substituait trois principes nouveaux de connaissance et de jugement: le mystère impénétrable; la foi, qui, en adhérant, illumine, et la convenance rationelle, qui explique qu'unc chose doit être ainsi sans rendre compte du comment.

Pour la philosophie, il y avait là, surtout dans le principe de la convenance rationelle, une lumière éclatante, dont elle n'a pas toujours, hélas! assez tenu de compte. Souvent elle s'était épuisée, souvent encore elle s'épuise à chercher des solutions impossibles à trouver, à sonder des creux qui sont des abîmes. Le Christianisme lui disait et lui dit encore: Contente-toi de comprendre que cela

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