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posée de deux puissances souvent contraires l'une à l'autre, on ne savait à laquelle obéir. Ainsi une foule de mots qui manquaient à la langue et qu'on y voulait introduire étaient arrêtés au passage, et le plus souvent rebutés. Féliciter paraissait barbare; face n'était pas du bon style; la cour ne voulait pas que l'on dit ambitionner; ployer choquait l'oreille, c'était plier qu'il fallait dire; transfuge n'était point admis, non plus qu'insulter et qu'insulte.

Heureusement vinrent des hommes qui surent donner à la langue plus d'aisance et de liberté, et en même temps plus d'autorité et de consistance à l'usage. « Les grands hommes du siècle passé, dit Voltaire, ont enseigné à penser et à parler. Ce fut d'abord l'auteur de Cinna, des Horaces, de Polyeucte, et après lui, La Rochefoucault, le cardinal de Retz, Pascal, Bossuet, Bourdaloue, Molière, Pélisson, Boileau, Racine, Fénélon, La Bruyère, qui formèrent l'esprit, la langue, et le goût de la nation. >>

On voit alors comment l'usage, en se fixant, put acquérir une autorité légitime; et comment les juges naturels de la langue usuelle, formés à l'école des maîtres de la langue écrite, purent prétendre à juger celle-ci. Mais ce droit acquis à une nation cultivée ne s'étend pas jusqu'à interdire aux artisans de la parole toute espèce d'innovation; et s'il arrivait que le goût devînt trop minutieux, trop efféminé, trop timide, ou

que la fantaisie, le caprice, la vanité du faux belesprit, voulussent marquer à leur gré les bornes de la langue écrite, et défendre au génie de les passer; je ne présume pas qu'il dût à leur défense une aveugle docilité.

Un goût délicat et craintif se croit le goût par excellence, lorsqu'il s'abstient de ce qui peut déplaire; mais un goût très supérieur serait celui qui hasarderait, avec une hardiesse éclairée, ce qui, après avoir déplu quelques moments, serait fait pour plaire toujours.

Je dirai plus encore : dans un public imbu d'une saine littérature, ce ne sera jamais ni au plus grand nombre ni à l'élite des bons esprits que l'on risquera de déplaire par d'heureuses innovations, par des rénovations utiles. Ce sont toujours des hommes indignes d'être libres, qui veulent que chacun soit esclave comme eux. Mais qu'a de commun la timide inertie de leur instinet avec la noble audace du génie?

C'est un Scudéri qui défend à l'auteur du Cid, à Corneille, de dire :

Plus l'offenseur est cher, et plus grande est l'offense...
Je dois à ma maîtresse aussi bien qu'à mon père...
Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu.........
On l'a pris tout bouillant encor de sa querelle.

C'est Scudéri qui prétend qu'arborer des lauriers, gagner des combats, instruire d'exemple, ne sont pas des phrases françaises. Et voilà le modèle de cette foule de critiques dont Racine

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fut assailli, lors même qu'il portait la langue à son plus haut degré de gloire. Ce qu'on admire aujourd'hui dans son style, comme les hardiesses d'un maître, lui était reproché de son temps comme les fautes d'un écolier. O Subligni, tu prétendais savoir la grammaire mieux que Racine! Ainsi l'œil louche de l'envie, ou l'œil trouble de l'ignorance, en examinant les écrits des grands hommes vivants, y prend pour incorrections les élégances les plus exquises; et c'est toujours l'usage que le faux goût met en avant, comme si l'homme de génie n'avait jamais droit de parler sans l'usage et avant l'usage.

Il y a dans notre langue, de l'aveu même de Vaugelas, une infinité de phrases qui sont les dépouilles des langues savantes, et qui, accommodées à son génie, font une partie de ses richesses. Or je demande à Vaugelas : Ces façons de parler, et toutes celles qui de la langue écrite passent dans la langue usuelle, ou qui restent comme en réserve dans le trésor de la poésie et de l'éloquence, qui nous les a données? Ne sontce pas les gens de lettres, et n'est-ce pas surtout en cela que consiste cette invention du style, qui caractérise et distingue nos plus grands écrivains, et nommément cet Amyot, que Vaugelas a tant loué? Or si Amyot fut louable d'avoir osé les inventer, ces expressions heureuses que nous avons laissées vieillir, pourquoi celui qui les rajeunirait serait-il si répréhensible?

Que l'on soit soumis à l'usage dans les formules établies, comme dans l'emploi des articles, des particules, et des pronoms, rien de tout cela n'est gênant; et de toutes les difficultés grammaticales dont Vaugelas s'est occupé, il n'y en a peut-être pas une qui intéresse sérieusement la poésie ou l'éloquence. Mais ce qui peut contribuer à la richesse de l'expression, à sa délicatesse, ou à son énergie, toutes ces façons de parler, qui, négli gées dans la langue usuelle, ne laissent pas d'avoir leur place et leur utilité dans la langue écrite, soit pour l'idée, soit pour l'image, soit pour la précision, le nombre, et l'harmonie, sont-elles condamnées à ne jamais revivre? et l'éloquence et la poésie n'ont-elles plus aucun espoir de recouvrer les larcins que leur a faits l'usage, ou plutôt que leur a faits l'oubli? Car le plus grand nombre de ces phrases et de ces mots perdus pour elles, ont été délaissés plutôt que rebutés; et l'on ne s'en sert plus, par la seule raison qu'on a cessé de s'en servir.

Lorsque les grands écrivains ne sont plus, on nous les cite comme des modèles de déférence et de docilité pour les défenses de l'usage. On ne sait pas, ou l'on oublie combien de fois ils se sont permis ce que l'usage n'approuvait pas. On ne sait pas, en lui cédant, combien il leur en a coûté de dégoûts et de sacrifices; combien de fois, dans l'expression des mouvements de l'ame ou des saillies du caractère, ils ont envié l'énergie, la

franchise, le naturel, le tour vif et rapide de la langue du peuple; combien de fois ils ont soupiré après la liberté de l'imagination et de la plume de Montaigne. Quoi qu'il en soit, si de grands écrivains ont méconnu leur ascendant et se sont fait un devoir trop étroit de céder à l'usage, lorsqu'ils auraient voulu et dû lui résister, c'est un excès de modestie, dont nous les louons à regret, comme d'une vertu timide.

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Rien, ou presque rien de la langue de Pascal n'a vieilli cela prouve sans doute un goût pur et sévère, mais trop sévère et trop exquis. Pascal, en épurant la langue, l'a, pour ainsi dire, passée à un tamis trop fin. Il n'a pas assez conservé de la substance de Montaigne. On trouve à celui-ci une force et une saveur préférables à la pureté même. Ce n'est pas que son vieux langage n'eût grand besoin d'être purgé, et que la langue, dans son état actuel, ne soit mille fois préférable : elle a plus de clarté, d'aisance, de noblesse, de décence et de dignité, de délicatesse et de grâce, d'harmonie et de coloris; mais son élégance a trop pris sur sa vigueur; ses polisseurs l'ont affaiblie; elle a perdu de sa naïveté, de sa concision, et de son énergie; et je crois qu'il était possible d'en perfectionner les formes et d'en moins altérer le fond.

Je ne mets certainement pas au nombre de ses pertes la rouille qu'elle a déposée, les inversions dures, les tours forcés, les locutions mal con

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