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du théâtre ancien ; mais les caractères de Brutus, de César, de Lusignan, d'Alvarès, de Zopire, d'Idamé, de Sémiramis, ne sont pris que dans la nature. C'est ce grand secret de la tragédie, presque oublié depuis Euripide, qui a valu à Voltaire l'honneur d'être mis à côté de Corneille et de Racine, ou plutôt la gloire d'être élevé audessus d'eux, comme ayant mieux connu ou plus fortement remué les grands ressorts du cœur humain.

Ce genre de pathétique se concilie également avec les deux systèmes. Mais une nouvelle différence de l'un à l'autre, c'est la liberté que nous avons, et que les anciens n'avaient pas, de prendre l'action tragique dans la vie obscure et privée. La crainte des dieux et la haine des rois étaient les deux objets de la tragédie ancienne ; et à cet intérêt religieux et politique se joignait l'intérêt national, le plaisir qu'avaient les peuples de la Grèce à voir retracer sur leur théâtre les événements de leur histoire fabuleuse : or, de cette histoire rien n'était conservé que les aventures des rois ou des héros. Aristote exprimait donc le vœu des spectateurs, en demandant que l'on choisît pour la tragédie, parmi les hommes d'un rang illustre et d'une grande réputation, quelque homme d'une fortune éclatante, qui fût devenu malheureux : l'exemple en était plus célèbre, plus terrible, plus pitoyable, et plus directement relatif au but que l'on se proposait. Mais nous, qui n'avons presque

jamais aucun intérêt national au sujet de la tragédie; nous qui ne voulons qu'intimider les hommes par les exemples du danger et du malheur des passions, n'est-ce que dans les rois que nous pouvons trouver de ces exemples effrayants?

Sans donte la dignité des personnages donnant plus de poids à l'exemple, il est avantageux pour la moralité de prendre au moins des noms fameux. D'ailleurs, le sort d'un héros, d'un monarque, donne plus d'importance à l'action théâtrale, et il en résulte, pour le spectacle, plus de pompe et de majesté. Quant à ce qu'on a dit, que l'élévation des personnes fait que leur sort nous touche moins, que les revers qui les menacent ne menacent point le commun des hommes, et que plus leur fortune excite l'envie, moins leur malheur excite la pitié; c'est ce qu'on peut au moins révoquer en doute. Mérope, Hécube, Clytemnestre, Brutus, Orosmane, Antiochus, sont, par leur rang, fort élevés au-dessus du peuple qu'ils attendrissent ; et nous pleurons, nous frémissons pour eux, comme s'ils étaient nos égaux. Un roi, dans le bonheur, est pour nous un roi ; dans le malheur, il est pour nous un homme, et même d'autant plus à plaindre, qu'il était plus heureux, et que chacun de nous, se mettant à sa place, sent tout le poids du coup qui l'a frappé.

Le but de la tragédie est, selon nous, de corriger les mœurs, en les imitant, par une action

la

qui serve d'exemple: or que la victime de la passion soit illustre, que sa ruine soit éclatante, leçon n'en est pas moins générale. La même cause qui répand la désolation dans un État, peut la répandre dans une famille. L'amour, la haine, l'ambition, la jalousie, et la vengeance empoisonnent les sources du bonheur domestique, comme celles du bonheur public. Il y a partout des hommes colères comme Achille, des mères faciles comme Hécube, des amantes faibles comme Inès, et crédules comme Ariane, ou emportées comme Hermione, des amants capables de tout dans la jalousie, comme Orosmane et Rhadamiste, et fuexcès d'amour.

rieux par

la

Mais c'est faire injure au cœur humain et méconnaître la nature, que de croire qu'elle ait besoin de titres pour nous émouvoir. Les noms sacrés d'ami, de père, d'amant, d'époux, de fils, de mère, de frère, de sœur, d'homme enfin, avec des mœurs intéressantes; voilà les qualités pathétiques. Qu'importe quel est le rang, le nom, naissance du malheureux que sa complaisance pour d'indignes amis et la séduction de l'exemple ont engagé dans les piéges du jeu, et qui gémit dans les prisons, dévoré de remords et de honte? Si vous demandez quel il est, je vous réponds : Il fut homme de bien, et pour son supplice il est époux et père; sa femme qu'il aime et dont il est aimé, languit, réduite à l'extrême indigence, et ne peut donner que des larmes à ses enfants

Elém. de Littér. IV.

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qui demandent du pain. Cherchez dans l'histoire des héros une situation plus touchante, plus morale, en un mot plus tragique; et au moment où ce malheureux s'empoisonne, au moment où, après s'être empoisonné, il apprend que le Ciel venait à son secours, dans ce moment douloureux et terrible, où, à l'horreur de mourir, se joint le regret d'avoir pu vivre heureux, ditesmoi ce qui manque à ce sujet pour être digne de la tragédie? L'extraordinaire, le merveilleux, me direz-vous. Et ne le voyez-vous pas, ce merveilleux épouvantable, dans le passage rapide de l'honneur à l'opprobre, de l'innocence au crime, du doux repos au désespoir, en un mot, dans l'excès du malheur attiré par une faiblesse? Quelle comparaison de Béverley avec Athalie, du côté de la pompe et de la majesté du théâtre! mais aussi quelle comparaison du côté du pathétique et de la moralité?

On a donné à Paris cette pièce anglaise, et le soulèvement des joueurs a été général contre le succès qu'elle a eu. Les femmes disaient, Cela est horrible; les hommes, Ce n'est pas un joueur. Non, ce n'est pas un joueur consommé; c'est un joueur qui commence à l'être, comme vous avez commencé, par complaisance, sans passion, sans voir le danger de céder à l'exemple. Il s'est engagé pas à pas, il a perdu plus qu'il ne voulait ; le regret, joint à l'espérance, l'a fait courir après son argent, façon de parler aussi commune que l'imprudence

qu'elle exprime : nouvelle perte, nouveaux regrets, nouvelle ardeur de regagner: enfin la gravité du mal lui a fait risquer le plus violent remède, et en voulant se tirer de l'abîme, il y est tombé jusqu'au fond. Cela est horrible, sans doute; mais cela est très naturel, et peut-être aussi très commun; et si ce n'est pas à la passion invétérée du jeu que cet exemple peut être salutaire, c'est du moins à la passion naissante, et qui, faible encore et timide, n'a pas aliéné la raison. Ce ne sera pas un remède, ce sera un préservatif.

que

La tragédie populaire a donc ses avantages, comme l'héroïque a les siens : mais il ne faut pas dissimuler une utilité exclusivement propre à celleci du côté des mœurs. Les rois ont de la peine à concevoir les malheurs de la vie commune soient un exemple effrayant pour eux ; ils ne se reconnaissent que dans leurs pareils : il leur faut donc une tragédie, qui soit propre à la royauté; et celle-ci est pour eux une leçon d'autant plus précieuse, que c'est presque la seule qu'ils daignent recevoir l'attrait du plaisir les y engage; et comme elle n'est pas directe, elle ne peut les offenser. Ils se trouvent comme invisibles dans des cours étrangères, et présents à ce qui se passe dans les temps les plus reculés. C'est là que la vérité leur parle avec une noble hardiesse ; c'est là qu'on plaide avec courage la cause de l'humanité, que tous les droits sont mis dans la balance, que tous les devoirs sont prescrits et tous les

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