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ébauchant à grands traits. Les Grecs allaient à leur théâtre apprendre à souffrir, et non pas à se vaincre. Avec des plaintes, des cris, des larnies, des mouvements d'effroi, de douleur et de désespoir, un malheureux poursuivi par les dieux ou accablé par la destinée était sûr d'émouvoir, d'attendrir tout un peuple. C'étaient moins de beaux vers que des hurlements effroyables, ou des gémissements profonds, que l'on entendait de si loin.

Chez nous aucun des accents de l'ame, aucun des traits les plus délicats de la passion n'est perdu; tous les détails de l'expression, toutes les nuances de la pensée et du sentiment sont aperçus et vivement sentis.

Je ne dis pas que le tragique moderne soit dénué de force; je dis qu'il en a moins, qu'il en doit moins avoir que le tragique ancien, parce qu'il est vu de plus près; je dis qu'en s'affaiblissant du côté des peintures, il a dû s'en dédommager du côté des sentiments, et que pour cela le système qui prête le plus à l'éloquence de l'ame, est ce qui lui convient le mieux.

5° Il est plus susceptible de tout le charme de la représentation. En parlant de la scène antique, on ne cesse de nous vanter ces théâtres immenses que le ciel éclairait; et on ne fait pas attention que, dans des spectacles donnés quatre fois l'an à toute la Grèce assemblée, cette vaste étendue était d'une nécessité indispensable, bien

plus nuisible qu'avantageusé à la beauté de l'imitation; qu'elle faisait violence à toute espèce de vraisemblance et d'illusion théâtrale; qu'il était impossible au peintre de distribuer les lumières et les ombres dans les décorations d'un théâtre éclairé par le jour; que l'acteur jouait sous un masqué, dont la bouche arrondie en trompe lui tenait lieu de porte-voix; que ce masque n'exprimait rien; et qu'un homme jouant Electre, Iphigénie, ou Phèdre, avec un masque et un porte-voix, devait être au moins peu touchant; que le cothurne, én exhaussant la taille jusqu'à la hauteur de huit pieds, en faisait un colosse énorme et grotesquement composé; que, s'il est vrai, comme on le dit, que la tête de l'acteur fût dans un casque et le corps dans un mannequin, c'était le comble de la difformité ; et qu'en supposant même, par impossible, entre la taille, la figure, et le geste d'un homme ainsi façonné, quelque espèce de proportion et d'ensemble, il en serait toujours de cette imitation dramatique, relativement à la nôtre, comme d'une statue colossale grossièrement taillée, comparée à une statue de grandeur naturelle dont tous les traits seraient finis.

Mais au lieu d'un théâtre immense, qui dans l'éloignement dérobait à la vue ces difformités, supposez les tragédies de Sophocle et d'Euripide, sans aucun changement, représentées à notre manière, et sur des théâtres proportionnés à l'é

tendue de la voix, et à la portée de la vue: alors le naturel, la vraisemblance, l'illusion théâtrale y sera; mais alors même combien l'art de l'acteur ne sera-t-il pas à l'étroit? L'expression de la souffrance est pathétique; mais du côté de l'art elle n'a rien qui favorise et développe les grands talents. L'acteur le plus commun, dans des tourments ou dans des fureurs, imitera les cris de Philoctète ou les rugissements d'Oreste; et dans la déclamation, comme dans la peinture, les mouvements forcés, violents, convulsifs, sont ce qu'il y a de plus aisé. La grande difficulté de l'art est dans l'expression simultanée de deux sentiments qui agitent l'ame, dans le passage de l'un à l'autre, dans les gradations, les nuances, les mouvements divers ou d'une seule passion ou de deux passions contraires, dans leur calme trompeur, dans leur fougue rapide, dans leurs élans impétueux, enfin dans cette foule d'accidents variés qui forment ensemble le tableau des orages du cœur humain. Que l'on compare les rôles les plus passionnés du théâtre grec, avec les rôles de Néron, d'Orosmane, de Rhadamiste, avec les rôles de Cléopatre dans Rodogune, de Roxane dans Bajazet, d'Hermione dans Andromaque, d'Alzire et de Sémiramis; que l'on compare la Phèdre d'Euripide avec celle de Racine, l'Électre de Sophocle avec celle de Voltaire, avec ce rôle qui a été le triomphe de la célèbre Clairon; dans le grec, on verra des couleurs fortés

mais entières, sans reflets et sans demi-teintes ; dans le français, mille nuances qui, loin d'affaiblir la peinture, ne la rendent que plus vivante, plus variée, et plus sensible. C'est le grand avantage que nous avons tiré de la petitesse de nos théâtres; et ceux qui proposent de les agrandir, ne savent pas le tort qu'ils veulent faire à l'art du poète et à celui de l'acteur.

Des mœurs et des caractères. Si l'on a bien conçu le système des anciens, on sera peu surpris qu'Aristote ait subordonné les mœurs à l'action, et ne les ait pas même regardées comme nécessaires à la tragédie. Que l'homme en péril ne fût pas méchant, que le malheureux, poursuivi par son mauvais sort, ne l'eût pas mérité ; c'en était assez pour être un objet de terreur et de compassion.

Mais lorsqu'il a fallu que les hommes entre eux se fissent leurs destins eux-mêmes; leurs qualités, leurs inclinations, leurs affections, leur naturel, enfin leurs caractères et leurs mœurs ont été les ressorts de l'action théâtrale.

Dans la tragédie, il y a deux sortes de caractères, les uns dévoués à la haine des spectateurs; et dans ceux-là le naturel, l'habituel, l'actuel, tout peut être mauvais ; les vices les plus bas, les crimes les plus noirs, les sentiments les plus dénaturés, les perfidies les plus atroces, et les plus lâches trahisons, toutes ces horreurs ennoblics comme elles peuvent l'être, forment le

caractère d'un Atrée, d'un Narcisse, d'une Cléopatre; et dans le tableau dramatique ces figures ont leur beauté.

Un méchant homme, quelque malheureux qu'il soit, n'inspirera point la pitié; mais il inspirera la terreur de deux manières, et les voici. Dans le cours de l'action, il fera trembler pour l'homme innocent ou vertueux dont il méditera la perte ; et au dénouement, si le méchant triomphe, on frémira comme dans Mahomet, de se livrer à ses pareils. Si au contraire c'est lui qui succombe, et s'il est puni comme dans Rodogune, on frémira de lui ressembler. « Si les Furies poursuivaient Néron pour avoir fait périr sa mère, dit Castelvetro, cela n'exciterait ni pitié ni crainte; mais qu'elles poursuivent Oreste, pour avoir obéi au dieu qui l'a forcé au crime, cela est terrible et digne de pitié. » Castelvetro a raison dans son sens. D'abord il est absolument vrai que Néron n'exciterait point la pitié : il est encore vrai qu'il n'exciterait pas la même espèce de crainte que nous fait éprouver Oreste, celle que devait inspirer aux hommes l'iniquité bizarre de la destinée et des dieux. Mais Néron, poursuivi par les Furies, remplirait de terreur les cœurs dénaturés, et de cette terreur qu'inspirent des dieux justes, qui poursuivent le parricide jusque sur le trône du monde, et qui, pour le punir, déchaînent les enfers. Il est donc de l'intérêt des mœurs, comme de l'intérêt de l'art, qu'on

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