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succession d'aujourd'hui, mis au bout l'un de l'autre, on se trouve un jour un homme tout différent; on est passé de la jeunesse à l'âge viril, de la maturité à la vieillesse. La même chose a lieu dans ce développement progressif des peuples; ils ne s'aperçoivent pas d'abord qu'ils changent, qu'ils descendent, qu'ils dérivent; et puis tout à coup ils se trouvent ailleurs. Au milieu du XIe siècle, l'Europe latine n'était plus ce qu'elle avait été avant Charlemagne; mais pour déclarer ce mouvement, et lui donner une énergie créatrice, il fallait ce qui avait manqué depuis Charlemagne, et ce qui vint alors, des grands hommes, des hommes qui changent l'esprit des nations, ou qui l'adoptent et le poussent, en leur disant ce qu'elles croient, et leur faisant faire ce qu'ils veulent. Il en parut trois de conditions fort diverses, un pape, un brigand et un roi Grégoire VII, Robert Guiscard et Guillaume le Conquérant.

Il faut nous occuper d'eux, avant de revenir aux troubadours. De ces hommes, le premier, parce qu'il agit de toute la puissance de la pensée, c'est Grégoire VII. Robert Guiscard n'est qu'un bras héroïque conduit par un génie aventurier. Guillaume le Conquérant, son nom dit sa gloire; c'est un génie vraiment dominateur et politique, un Charles-Quint du xr siècle. Mais ce pape, Grégoire VII, il n'a que sa pensée et la croyance des autres, pour dominer tout le monde. Robert et Guillaume ont la force des armes, l'ascendant guerrier du Nord sur le Midi, le courage de leurs compagnons, et je

ne sais quoi d'audacieux qui avait mené la race normande des bords de la Scandinavie jusqu'à Rouen, à Londres, à Salerne, et qui de là l'emportait à Constantinople.

Eh bien, quand ces trois hommes eurent passé, qu'ils furent morts dans la même année nommée par le peuple une année miraculeuse, qu'avaient signalée une comète et des pestes, que resta-t-il après eux? Il resta surtout Grégoire VII, bien qu'il eût manqué ce qu'il avait voulu, qu'il fût mort exilé, presque captif, et que son génie eût succombé sous son entreprise, du moins en apparence. Mais il laissait après lui des idées plus puissantes que lui; et son système acheva ce que lui-même n'avait pas fait. A sa suite, la souveraineté ecclésiastique s'étend sur toute l'Europe. Ce n'est pas, comme celle de Robert Guiscard, une souveraineté qui s'épuise dans un coin de la Calabre, qui va tenter la conquête de la Grèce, et qui s'arrête, quand le conquérant est frappé de mort. Ce n'est pas, comme celle de Guillaume, une souveraineté laborieuse, qui, après avoir conquis à grand'peine un peuple, lui imposant mœurs, coutumes, lois, langue nouvelle, finit cependant par se confondre avec lui, et par disparaître dans la nationalité anglaise. Non, c'est une souveraineté qui survit à tout, domine sans violence plusieurs nations à la fois, et ne s'use pas, pendant plusieurs siècles.

Elle devait être surtout puissante chez les peuples du midi de l'Europe, que de fréquentes guerres avec les Mores avaient attachés plus vivement à leur foi, et

qu'une imagination ardente passionnait pour les pompes et les fêtes du culte.

Faut-il croire cependant que le pouvoir pontifical, et, au-dessous, le pouvoir ecclésiastique, fût alors la seule force morale qui dominât les esprits? Non; cette indéracinable liberté de l'esprit humain, qui d'abord s'était enveloppée de la tiare pour lutter contre la force matérielle, elle se cache, et même elle se produit ailleurs. Pendant que des barons injustes et féroces tremblaient sous l'anathème épiscopal, souvent aussi un poëte, un troubadour de Béziers ou de Toulouse, réprimait avec une chanson l'avarice ou la dureté des clercs.

Je ne compare pas les deux puissances; mais cette chanson, apprise et répétée par le peuple, était aussi une force morale; elle vengeait de ses hypocrites persécuteurs l'infortuné comte de Toulouse; elle accusait l'impitoyable Montfort; elle attaquait des vices puissants et sanctifiés ; elle parlait à tous les gens d'esprit du temps. Et, on le sait, à toutes les époques, il y a des gens d'esprit ; seulement ils sont habillés autrement. On a dit que saint Thomas d'Aquin avait autant de génie que Platon ;'à là bonne heure; mais le costume est bien différent.

Dans les Sirventes provençaux paraît donc, non-seulement une source de poésie nouvelle, mais un principe de raisonnement et de liberté qui s'oppose à ce qui était alors bien plus puissant que le fer, l'influence théologique et monacale. Il est singulier de voir la témérité avec laquelle, dans ces temps que notre imagination se

figure si soumis, si respectueux, non-seulement les abus, mais quelquefois les choses saintes sont tournées en dérision, et non pas seulement à force de naïveté, comme on le suppose, mais quelquefois avec une malice profonde qui ferait honneur ou peur à des temps plus cultivés. Vous le concevez, Messieurs, le goût, encore plus que la prudence, m'avertira d'élaguer ces détails, et de ne pas vous lire la chronique scandaleuse du moyen âge. Il nous restera un grand objet d'étude dans le génie de cette littérature méridionale parente de la nôtre, et dans l'esprit nouveau d'indépendance qu'elle annonce, dès le XIIe siècle, sur les grandes questions qui devaient agiter le xvI.

A côté de cette poésie des troubadours, s'élevait une autre poésie, moins vive, moins ingénieuse, autrement téméraire. Quelle que fùt la conformité primitive de la langue romane du Midi et de celle du Nord, la séparation au XIIe siècle était visible; la langue des Trouvères et la langue des Troubadours offrent alors de grandes et curieuses différences dans les mots, comme dans les ouvrages. Une sorte de vivacité moqueuse, de raillerie satirique, anime aussi la langue des Trouvères; mais au lieu d'éclater par des images brillantes et lyriques, d'avoir quelque chose de musical, comme les voix du Midi, l'esprit des Trouvères est prosaïque et narquois; c'est un conte au lieu d'une ode. Ici je crois voir un chevalier Troubadour qui, du haut de son coursier, chante des vers de guerre ou d'amour; là un bourgeois malin qui,

dans les rues étroites de la cité, devise avec son compère et se raille des choses dont il a peur. Dans l'œuvre des Trouvères, il n'y a de poésie qu'un certain mètre, une versification fort grossière; point d'harmonie, peu d'images. Leurs vers sont des lignes de convention, tandis que dans la poésie des Troubadours les vers sont des parties de musique. Dans les Trouvères la finesse naïve du récit tient la place du talent poétique. Nous analyserons avec soin ces différences et ces variétés.

Ce n'est pas tout, il y avait chez les Trouvères, comme chez les Troubadours, un mouvement d'invention qui ne se bornait pas à quelques chants malins ou passionnés, mais qui s'égarait dans de longs récits. En petits vers de huit syllabes, on faisait des espèces de poëmes épiques ou romans de chevalerie. Ils étaient beaucoup lus un livre était toute la bibliothèque d'une famille, d'un château. Ce livre, tel qu'on en conserve encore, avait l'air d'un meuble; il était enfermé dans des planches, il était cadenassé; on ouvrait cela comme une espèce de sanctuaire; et pendant les longues soirées, on le relisait sans cesse. De là, dans les poésies des troubadours, ces allusions si fréquentes à quelques romans.

Il y avait toute une mythologie chevaleresque, toute une série de noms et de souvenirs, qui était présente à la mémoire des habitants du pays. La pensée de ces bonnes gens était claqueinurée dans leurs fabliaux, et tout à fait étrangère à l'antiquité. Aujourd'hui, cette poésie a pour nous un intérêt historique, sur lequel nous

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