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- Je comprends, dit-elle, ce que vous voulez dire; je ne suis qu'une servante, et vous voulez vous amuser de moi et épouser quelque fille de fermier. Les filles de fermier ne sont pas d'une autre espèce que les servantes. Il n'y a que deux espèces de femmes : les belles et les laides. Je suis des belles, c'est ma dot, que le bon Dieu m'a donnée. Voyez si ça vous va; c'est à prendre ou à laisser.

Maître Jean Dicquemare eut beau prier, promettre, menacer, rien n'y put faire; aussi, un jour que Cléopâtre cassa une assiette, cette maladresse parut au maître un crime si horrible, qu'il la mit à la porte. Pendant ce temps, mon cousin Sénateur n'était pas moins empressé que le fermier auprès de la belle servante. Elle le considérait comme un puissant sorcier. Il faut croire d'ailleurs qu'il avait de l'argent, et qu'il ne négligea pas de le lui apprendre. Après cela, quoiqu'il ne fût plus jeune, peutêtre plut-il à Cléopâtre ou lui jeta-t-il un sort? Toujours est-il qu'elle l'épousa sans en montrer de déplaisir, et qu'on parla, pendant plus de trois mois, des riches dentelles de son bonnet de noces. Maître Jean Dicquemare renvoya mon cousin; mais comme c'était un habile berger, qui savait des paroles contre toutes les maladies des troupeaux, il trouva dix places pour une ; et personne ne s'étonna de voir Jean Dicquemare perdre dix moutons de la clavelée dans le mois qui suivit l'expulsion de son berger.

Quand Cléopâtre se vit mariée, lorsque surtout, peu de temps après, le fermier, son ancien maître, se maria à son tour, elle devint tout à fait ambitieuse, et voulut marcher de pair avec les plus riches de la commune. Dieu sait ce qu'on disait, et les potins (médisances) qu'on faisait en voyant la femme d'un berger, le dimanche, avec des dentelles d'Angleterre et des robes de soie couleur gorge de pigeon! Toutes les femmes la haïssaient, et Cléopâtre était triomphante. Quelques vieilles femmes avaient cependant annoncé quelque chose, dont on attendait la réalisation avec grande impatience. Elles avaient dit que tout l'argent employé à orner comme une châsse la femme du berger ne pouvait pas être pris sur les soixante écus que gagnait chaque année son mari dans son état de berger; que ce qu'on lui donnait pour les philtres, pour les prédictions, pour les sorts, était de l'argent qui venait indirectement du diable, et que si, par hasard, on aspergeait d'eau bénite quelque partie de la parure de Cléopâtre, qui eût été achetée avec cet argent maudit, la dentelle deviendrait des lambeaux de torchon, l'or du cuivre, etc. Une femme, plus opiniâtre que les autres, sortit un dimanche de l'église derrière la femme du berger, arracha le goupillon de la main du donneur d'eau bénite, assis à la porte, et aspergea Cléopâtre à bout portant et à plein goupillon; mais il ne se fit aucun changement dans sa parure, ce qui fit penser que l'eau bénite n'était pas bonne.

La vérité est que les vieilles femmes ne se trompaient pas sur un point. Les ressources ordinaires de mon cousin ne suffisaient pas aux désirs sans cesse renaissants de sa femme. Il avait aspiré dans les grands yeux blens de Cléopâtre un philtre qui le rendait son esclave. D'ailleurs il était si heureux de la voir brave et bien parée!

Il paraît qu'alors seulement il se lia avec des contrebandiers, et qu'il trouva dans cette association d'assez gros bénéfices; aussi Cléopâtre eut une armoire et un buffet en bois sculpté, avec un dressoir tout chargé d'assiettes de faïence, peintes de fleurs rouges et bleues avec des coqs jaunes, et aussi de ces pots dorés et argentés que fabriquent les Anglais, et qui n'entrent en France qu'au moyen de la fraude. Cela marcha assez bien pendant quelques années; mais Sénateur, obligé, par les exigences de sa fem

me, de se montrer à son tour plus exigeant envers ses associés, finit par les lasser, et ils se cachèrent de lui pour leurs plus importantes opérations afin de lui dérober la part qu'il voulait rendre trop forte.

Cléopâtre ignorait que son mari se livrât à la contrebande, c'était très-fermement qu'elle le croyait sorcier. Lui ne s'avisait pas de la dissuader; cette croyance inspirait à Cléopâtre une sorte de crainte respectueuse et faisait une utile compensation aux vingt-cinq ans qu'il avait de plus qu'elle.

Un jour la femme de maître Jean Dicquemare se présenta à l'église avec un éclat inusité: elle et Cléopâtre, quand elles se rencontraient sous les ormes, le dimanche, se regardaient comme se regardent deux femmes qui se rencontrent, c'est-à-dire à la façon de deux guerriers prêts à en venir aux mains, et chacun avide d'examiner les armes et la cuirasse de son adversaire.

La toilette est la cuisine de la beauté. Chaque femme, chaque jour, imagine des ragoûts pour ses charmes qu'elle doit servir le soir à l'admiration affamée des regards.

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On peut dire encore que sa beauté particulière est pour chaque femme un sonnet qu'elle retouche tous les jours, et sans cesse elle corrige, elle ajoute, elle efface, puis elle le relit chaque soir.

La Dicquemare avait au cou une chaîne d'or qui en faisait six fois le tour. Cléopâtre, rentrée chez elle après la messe, se livra à un légitime désespoir; elle arracha et jeta par terre sa mauvaise petite chaîne, à elle, qui faisait simplement le tour de son cou. Quand le berger rentra, il la trouva noyée de larmes. Qu'était-ce, en effet, que la vie désormais, sans une chaîne faisant six fois le tour du cou? Sénateur dut écouter la liste de tous ceux qui seraient trop heureux de donner une pareille chaîne à Cléopâtre. Maître Jean Dicquemare qu'elle avait refusé, disait-elle, pour le vieux Horville, tournait toujours autour

de la maison; elle offrait de gager que, si elle le voulait bien, elle lui ferait ôter le collier à la Dicquemare pour le mettre à son propre cou. Elle ne mangea ni au diner ni au souper, et elle annonça qu'elle ne sortirait plus de sa maison pour ne pas être humiliée par une femme ayant d'aussi petits yeux et d'aussi gros pieds que la Dicquemare. Elle pria, elle pleura, elle menaça, elle caressa, elle déclara que si elle n'avait pas un collier de six tours pour le moins, elle saurait bien s'en faire un qui n'aurait qu'un tour, mais que ce serait un collier de chanvre; qu'elle se pendrait pour ne plus être humiliée. Si bien que Sénateur promit solennellement qu'elle aurait, pour le dimanche suivant, un collier faisant sept fois le tour du cou, un tour de plus qu'à la Dicquemare. C'est ce collier qui fut la perte de mon cousin Sénateur Horville, et voici comment :

Il n'y avait pas de temps à perdre pour effectuer la promesse. Il alla trouver un fermier de Bléville, vers les Signaux.

-Maître Laignel, lui dit-il, que diriez-vous à un homme qui vous ferait découvrir un trésor dans votre champ?

- Je lui dirais qu'il y a dix ans que je laboure mon champ, que je le fume et l'ensemence, et que je l'arrose de ma sueur; que j'en tire, je crois, tout ce qu'on en peut tirer, attendu que je passe pour savoir mon état.

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Je parle d'un trésor enfoui. Si je vous faisais trouver dans un quartier de terre, dès ce soir, un trésor égal à ce que ce quartier vous produirait en trente ans d'un travail assidu, m'en donneriez-vous bien la moitié?

Le fermier hésita un instant; mais il réfléchit que s'il ne donnait pas la moitié, il n'aurait rien; il promit.

- Eh bien, dit le berger, je viendrai cette nuit avec ma baguette de coudrier. Ayez soin, d'ici là, de ne toucher ni or ni argent; c'est une condition qu'imposent les esprits gardiens des trésors. Ne parlez surtout de rien à personne, votre propriétaire et l'Etat pourraient réclamer leur part ou nous faire avoir de la peine. Cachez près d'ici deux pelles, deux pioches et deux grands paniers. Un peu avant minuit je serai chez vous, non pas à la ferme, mais sous ce gros pommier dont la tête a été fendue par la foudre. Je pratiquerai quelques cérémonies indispensables. N'arrivez donc qu'à minuit juste, et faites bien attention à ce que je vous ai recommandé; si vous manquez à quelque chose, nous ne trouverons rien, et nous courrons quelque risque d'avoir le cou tordu.

A l'heure convenue, maître Laignel arriva, et Sénateur Horville, mon cousin, prit la baguette de coudrier et commença l'opération. Il marcha dans le champ en tous sens, et la baguette restait toujours immobile dans sa main. Laignel commençait à se désespérer.

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maître Laignel frappa un corps dur, qui sonna creux; il pâlit et lacha la pioche; mais le berger acheva l'opération, et ils ne tardèrent pas à tirer de terre une caisse assez grande qu'ils brisèrent. Ils trouvèrent dedans deux petits ballots scrupuleusement recouverts de toile cirée. Sénateur remit au fond du trou les fragments de la boîte brisée, battit le briquet, et les brûla en prononçant quelques paroles inintelligibles. Puis il recouvrit de terre le charbon, trépigna avec maître Laignel sur la terre replacée dans le trou, et replaqua le gazon qu'il avait enlevé. Ils mirent les deux ballots dans les paniers que le fermier avait apportés, recouvrirent les ballots de feuilles et d'herbe, et rentrèrent à la ferme, que Sénateur Horville ne tarda pas à quitter.

Le dimanche suivant, Cléopâtre Horville parut à l'église avec une chaîne d'or qui faisait sept fois le tour de son cou, un tour de plus qu'à la Dicquemare, ainsi que l'avait promis Sénateur. Mais, deux jours après, le berger ne rentra pas. Comme il s'absentait très-souvent la nuit, soit pour la garde de ses troupeaux, soit pour aider aux contrebandiers, sous prétexte de pratiques mystérieuses et de cérémonies de sorcellerie, on n'y fit pas grande attention. Mais, le matin du troisième jour, sa femme, inquiète, se mit en route, et le chercha dans les endroits où il avait coutume de mener son troupeau. Elle ne tarda pas à reconnaître ses chiens, qui vinrent au-devant d'elle; ils paraissaient exténués, les pauvres bêtes n'avaient pas mangé depuis trente-six heures; elle vit les moutons qui broutaient l'herbe et ne manquaient de rien; mais elle ne trouva pas son mari. Jamais cependant il ne quittait son troupeau sans le confier à la garde du petit Maurice Legof.

Le fils du père Legof, le mareyeur (marchand de poisson)? dit Onésime.

Non, le mareyeur lui-même, qui alors était un enfant. Ma cousine Cléopâtre, inquiète, effrayée, alla à la ferme à laquelle appartenaient les moutons; on n'avait pas entendu parler de Sénateur. Le maître revint avec elle au champ où paissait le troupeau sous la garde des chiens: on ne vit sur la terre aucune trace de lutte; d'ailleurs ses chiens l'auraient défendu si on l'eût attaqué au milieu de son troupeau.

A l'heure du diner, lorsque les laboureurs et les garçons revinrent à la ferme, il se trouva que personne n'avait vu le berger. On dina précipitamment, puis on se dispersa dans les environs pour chercher Sénateur. Denx des garçons suivirent la falaise, et, à Bléville, sous les Signaux, ils trouvèrent le cadavre de mon cousin horriblement brisé. Il avait le cou serré par une corde, et, à un des bouts de cette corde, pendait une baguette de coudrier. Au haut de la falaise, la terre était battue et dure, l'herbe foulée et écrasée; il était évident que ç'avait été le théâtre d'une lutte acharnée.

Maitre Laignel parla un peu; on sut qu'il avait trouvé un trésor à l'aide de la baguette de coudrier. On conclut que le berger avait manqué à quelques cérémonies exigées par les lois de la sorcellerie, ou qu'il avait failli en se faisant donner la moitié du trésor découvert; ou encore que son pacte avec l'esprit des ténèbres étant arrivé à son échéance, le diable, pour s'emparer de son âme, avait dû préalablement la faire sortir de son corps, l'énucléer, et que, pour arriver à ce résultat, il avait jeté le berger par-dessus la falaise, trois cents pieds de haut, la hauteur de six maisons. La justice s'en mêla; on informa; l'enquête ne produisit rien. Ma belle cousine Cléopàtre, un an après, épousa un riche fermier, et quitta le pays.

On avait beaucoup parlé de la mort de Sénateur Horville; mais il y avait trois hommes qui n'en avaient rien dit; c'est que ces trois hommes seuls savaient la vérité sur la fin tragique du berger, et qu'ils croyaient avoir de bonnes raisons pour ne pas la faire connaître. Quinze ans après, deux de ces trois hommes étaient morts; le dernier, qui est mort il y a six ou sept ans seulement, se vanta de savoir ce que personne au monde ne savait, excepté lui. Il raconta les détails, bien entendu qu'il ne parla que de la part qu'avaient prise à l'événement les deux morts, et qu'il ne se désigna, quand le fil des incidents l'obligeait à parler de lui-même, que par ces trois mots : « une personne que je ne nommerai pas. » Cette vérité, la voici: Sénateur, je vous l'ai dit, avait indisposé ses associés contre lui par ses exigences; les contrebandiers, sans vouloir se brouiller tout à fait avec lui, parce qu'ils en avaient peur, en qualité de berger jour et nuit dehors, qui voyait tout, d'ancien associé qui savait tout, et un peu aussi de sorcier qui disposait d'un pouvoir surnaturel, les contrebandiers continuèrent à le faire participer aux petites opérations, mais se cachaient de lui pour faire les grosses. Sénateur s'aperçut d'abord de la diminution de ses recettes, et, soupçonnant la cause de ce déficit dans ses finances, il s'était mis en observation. Une nuit, il avait vu ses associés grimper, en 'rampant, par des chemins où ne passent que les renards et les contrebandiers; il les avait vus creuser un trou dans lequel ils avaient caché une caisse; il avait vu et toutes leurs précautions pour dissimuler les marques de leur travail, et leurs soins pour retrouver la place où ils avaient enfoui leur butin. Convaincu de leur manque de foi à son égard, il avait résolu de s'en venger, et il était occupé à en chercher les meilleurs moyens, lorsque ma belle cousine Cléopâtre annonça la résolution de ne plus vivre sans une chaîne faisant au moins six fois le tour de son cou! Il fallait se décider; il se décida, Il alla trouver le fermier Laignel, auquel appartenait le champ dépositaire du trésor, et il mit à exécution un plan qui le vengeait des contrebandiers, lui donnait la moitié de leur butin, et augmentait singulièrement sa réputation comine sorcier et chercheur de trésors, Les petits ballots que Laignel et Sénateur Horville emportèrent à la ferme contenaient des dentelles et des étoffes anglaises, dont l'importation était alors si sévèrement prohibée,-on était sous l'Empire,-ce qui leur donnait une très-grande valeur. Le lendemain, les fraudeurs revinrent chercher leur trésor; ils creusèrent, et ne trouvèrent que les planches du coffre réduites en charbon. D'abord ils pensèrent s'être trompés, mais c'étaient bien là leurs remarques et leurs amers. Alors ils pensèrent qu'il pouvait bien y avoir là une vengeance de Sénateur, mais ils pensèrent d'abord qu'il s'était vengé en franc sorcier; que, pour les punir de l'avoir exclu du partage, au moyen de sortilège et avec l'aide du diable il avait brûlé leurs marchandises dans le sein de la terre. Aussi ils furent terrifiés, et convinrent ensemble de se réconcilier avec lui. Mais le juif parla, et l'ardeur de la vengeance succéda à la crainte. Un d'eux alla, le soir, trouver le berger qui gardait son troupeau, et feignit de vouloir lui parler d'une affaire où il devait avoir sa part. Tout en causant, il l'entraîna loin de ses chiens, jusqu'à l'endroit où les autres contrebandiers étaient couchés sur l'herbe.

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votre associé que lorsqu'il s'agit de quelques mauvais paquets de cigares.

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C'est que les bonnes affaires ne viennent pas tous les jours; mais cette fois c'est du dru: des dentelles et des étoffes anglaises. Nous avons fait prévenir le juif, il va arriver; crois-tu qu'il nous achète les dentelles et les étoffes ? Je le crois. Alors nous allons aller déterrer ces ballots. Où sont-ils? - A deux pas d'ici, dans le champ à maître Laignel, près des Signaux de Bléville. C'est trop loin; je ne puis abandonner mes bêtes.- Est-ce que tu ne vas jamais par là? Pourquoi me demandes-tu cela? C'est que tu pourrais y conduire ton troupeau. Je ne le fais pas voyager la nuit.

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Pas mal inventé, c'est ce que nous avions cru aussi... d'abord; mais il faudrait que le juif n'eût pas parlé et eût mieux gardé le secret que tu lui avais si bien recommandé.

A ces mots, un des contrebandiers, et on pensait géné– ralement que c'était « la personne » que le narrateur n'avait « pas besoin de nommer », lui passa rapidement au cou un nœud coulant, et du même coup l'étrangla, sans qu'il pût jeter un cri. Un d'eux s'était muni d'une baguette de coudrier qu'on attacha à un bout de la corde, après quoi on jeta le corps inanimé de Sénateur Horville par-dessus la falaise.

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III.. Le retour. la mer.

Le lever de la lune. Le brasillement de
Explications de ce phénomène.

A ce moment, la lune montait derrière les côtes d'Ingouville. On ne vit d'abord que la moitié de son disque, qui semblait s'appuyer sur la colline; et bientôt elle monta lentement, large et rouge. Mais le temps était orageux, comme on avait pu le prévoir au coucher du soleil, et d'épais nuages ne tardèrent pas à la voiler. De temps en temps elle glissait entre deux nuées de pàles faisceaux de lueurs sur la mer. Comme la marée avait changé, nous appareillames pour retourner à terre. Nous avions bien pris nos amers. D'un côté, nous voyions la tête d'un pommier de la ferme de Courchet; de l'autre, un des deux feux de la Hève nous cachait entièrement l'autre. Nous savions qu'en nous remettant le lendemain dans la même position nous serions sur nos filets. Nous nous mîmes en route en gagnant le large, car nous ne pouvions regagner Sainte-Adresse qu'en courant des bordées. Nous fùmes alors témoins d'un admirable et singulier spectacle. La mer, comme il arrive parfois dans des temps orageux, commença à brasiller; les petites lames, qui se développaient lentement et se brisaient au rivage, au lieu de se diviser en écume blanche, semblaient rouler du soufre allumé. Bientôt la mer fut toute parsemée de grandes

taches lumineuses et phosphorescentes comme des étangs de feu. Le canot à la voile laissait derrière sa quille un long sillage de feu. Pendant que M. Anthime et moi nous admirions ce grand et étrange aspect, Onésime maugréait contre le brasillement de la mer.-Notre pêche est faite, disait-il. Ce que nous tirerons de l'eau demain, ou est déjà pris, ou se prendra à l'aube du jour.

Et pourquoi, demanda M. Anthime?

- Pourquoi! reprit Onésime. Regardez le pourquoi, et il plongea dans l'eau un lanet (sorte de filet à manche de bois), et les mailles nous représentèrent un filet de feu, ou un grillage de fil d'archal rougi au feu.

Vous savez maintenant pourquoi nous ne prendrons rien, dit Onésime. Le poisson qui se promène au fond de la mer voit parfaitement le filet, et se dit : tiens, un trémail! et naturellement il s'en détourne et passe à côté.

Ce discours fini, Onésime se coucha en rond sur le tillac d'avant du bateau. L'arrière est la place d'honneur, et il la réservait à M. Anthime et à moi, Puis il se fit un oreiller avec un cordage, et s'endormit.

-Sait-on bien, demandai-je à M. Anthime, les causes du phénomène que nous admirons ?

Les uns, répondit M. Anthime, attribuent cette lumière à une matière phosphorique huileuse produite par la dissolution des corps en décomposition dans la mer. D'autres en font honneur à des insectes lumineux, des

scolopendres de mer, ou lampodes. On en trouve, en effet, quand la mer brasille, sur les algues ou sur les varecks et autres plantes marines que la mer rejette. Un de ces insectes, écrasé sur du papier, y dépose une traînée de matière phosphorique bleuâtre et transparente. Cette matière azurée et lumineuse paraît avoir les mêmes qualités que l'huile et la graisse, car elle ne se mêle pas intimement avec l'eau. Une troisième opinion est que non-seulement ces insectes sont lumineux, mais encore qu'il s'échappe de leur corps une liqueur huileuse et phosphorique qui s'étend sur l'eau. Divers physiciens n'admettent pour cause qu'une matière, si on peut s'exprimer ainsi, qui a une analogie directe avec l'électricité. Néanmoins on voit les animalcules au microscope. Ce sont de petits polypes à peu près sphériques, presque aussi diaphanes que l'eau, ayant environ un quart de ligne de diamètre.

A ce moment, nous abordions. Onésime réveillé sauta à terre. Nous hissâmes le canot sur la grève, et nous arrachant avec peine au spectacle splendide de cette mer embrasée, nous nous séparâmes pour aller prendre quelques heures de repos, car nous comptions aller relever nos filets de bonne heure. Je n'ai pas besoin de dire que M. Anthime n'oublia pas son sac et ses vertèbres d'ichtyosaurus.

Alphonse KARR.

(La deuxième promenade prochainement.)

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