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VOYAGE EN FRANCE (1).

LE PUY-DE-DOME.

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Les deux routes.-Étymologie allemande d'un mot français. -Tableau vivant de Murillo. - Vierzon. - Mehun-sur-Yèvre et Charles VII. - Physionomie de quelques arbres.- Le Becd'Allier. Le pont-aqueduc. - Magny. - Exploitation de l'homme par l'homme. - Comme on dine à Moulins. - Ce que deviennent les bacheliers. - Où l'univers apprendra quelque chose. L'arrivée.

Je n'avais jamais voyagé. Il me souvient d'avoir fait vingt-cinq lieues en patache dans le but d'embrasser mes tantes et mes oncles, qui habitent, par delà Montmirail, certain petit village dont aucun géographe, excepté peutêtre l'exact Cassini, n'a daigné déterminer la position sur la carte; mais si longue et périlleuse qu'eût été cette pérégrination, je sentais bien qu'entre le capitaine Cook et moi il y avait encore quelque petite différence.

On comprendra facilement la terreur que je dus éprouver lorsqu'on me parla d'aller à Clermont-Ferrand, c'està-dire de franchir une distance légale de trois cent soixantequatorze kilomètres.

J'hésitai quinze jours.

Un souvenir me décida.

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E. BRETOM IMVE-DEL.

Vue de la cascade de Queuereuilh.

JUILLET 1850.

Je me rappelai que, dans un dîner de gens de lettres, le baron Taylor m'avait dit :

Si jamais vous voyagez, si jamais vous voulez voir les sites de la Suisse et du Tyrol, les cratères horribles de l'Etna, les monuments romans de l'ancienne Britain, les pâturages normands unis à la floraison italienne, allez en Auvergne; c'est plus près, moins connu et plus beau. La vallée du Mont-Dor vous dispensera de courir au MontBlanc. Devant les cascades de Queuereuilh, vous ne songerez plus aux cascatelles de Tivoli.

Le 2 avril 1849, je me décidai à partir pour Clermont ; le 3 je prenais un passe-port et me mettais en route. En vingt-quatre heures j'avais fait mes malles, dans lesquelles j'eus la faiblesse d'insérer une énorme quantité de livres, de papiers, et même quelques manuscrits, matériaux épars d'œuvres que je me proposais d'achever dans les loisirs de la province. Il va sans dire que je n'écrivis pas une ligne, mais en revanche je perdis un certain nombre de feuillets que je ne chercherai vraisemblablement pas à refaire.

Je voulais profiter de ce voyage pour examiner avec quelque soin la ligne que j'allais parcourir. A ce point de vue, le chemin de fer me répugnait. Je conçus donc le projet de me servir exclusivement de la diligence. Si la patache eût encore existé, j'eusse pris la patache. Cinq minutes de conversation avec l'employé des MessageriesNationales me firent avouer que j'étais un utopiste. On peut prendre la diligence rue Notre-Dame-des-Victoires et n'en descendre qu'à Clermont, mais, du boulevard de l'Hôpital jusqu'à Bourges, la diligence prend le chemin

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Le coupé était retenu; je me contentai de l'intérieur. J'y montai à six heures du soir, après avoir dîné substantiellement chez mon ami L. L., et tellement lesté, que j'arrimai pour toute provision de bouche un demi-kilogramme de chocolat praliné. Mon bagage intime se composait d'un grand paletot, de mon képi de garde national, d'un album vierge et d'un crayon.

La nuit tombait au moment où nous arrivâmes à l'embarcadère du chemin de fer d'Orléans, de sorte que je ne pus voir dans ses détails la singulière opération par laquelle la voiture, détachée de ses roues, est transportée sur le truck qui doit la rouler jusqu'à destination.

Pendant que nous étions doucement balancés dans les régions de l'air, comme un mouton dans les serres d'un vautour, je jetai un coup d'œil sur mon seul et unique voisin. C'était un homme jeune et vigoureux, porteur d'une face plantureuse, encadrée de gros favoris noirs ; il se drapait dans un manteau immense, à la façon du prince Eugène Beauharnais, tel qu'il se poursuit et comporte dans les enseignes du rival de la Belle Jardinière. Il abritait son front sous une véritable casquette de loutre, monument archéologique qui réclamait une place légitime dans le musée Dusommerard. Il toussait fréquemment, par coquetterie sans doute, faisant admirer la sonorité de sa poitrine, et prenant à chaque quinte une prise de ta

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Et truck?

Truc, et non pas truck, est un mot français, monsieur, un mot de la langue populaire. N'avez-vous jamais entendu dire cet homme a le truc, pour exprimer qu'il avait dans son bissac toutes les ruses du renard?

L'homme au manteau toussa avec étonnement et ouvrit de grands yeux.

Au théâtre, repris-je, on désigne sous le nom de trucs les objets qui, dans le cours d'une féerie, subissent des métamorphoses instantanées. Tout le monde a vu, dans ces sortes de pièces, un meuble quelconque, armoire, étagère ou canapé, se déployer soudain, se retourner et prendre la figure d'un char, dans lequel s'envole la bonne fée; c'est un truc. Ce palais merveilleux qui, d'un coup de baguette, n'offre plus au regard qu'une prison noire et fétide, c'est un truc.

Je ne vois pas de rapport entre ces choses et le truck sur lequel on nous rive dans ce moment-ci.

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Pardon! sous Louis XV on appelait truc un billard à rallonge beaucoup plus grand que les billards ordinaires. Le tout vient de l'allemand trug, qui veut dire fraude, tromperie, illusion. Nous en avons fait tricher et tricheur (autrefois trucher et trucheur). Le mot est donc acclimaté et n'a pas besoin qu'on modifie sa physionomie, s'appliquant fort bien aux roues postiches qui remorquent la diligence privée de ses véhicules naturels.

L'homme fouilla précipitamment dans ses poches et en fit sortir un volume d'apparence scolaire. C'était un dictionnaire, qu'il feuilleta rapidement.

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L'entretien finit là, et ne reprit un instant qu'au bout de quatre-vingts lieues.

Peu d'instants avant le départ, un nouvel individu pénétra dans nos domaines, sous la forme d'un petit garçon déguenillé, que je n'ai pas besoin de décrire. Murillo l'a peint. D'une main il tenait un bâton noueux, et de l'autre un petit sac de toile brune, contenant sans doute quelques menues provisions de bouche, telles que fromage, charcuterie et débris d'écrevisses. Point ne fut besoin de les voir notre odorat les discernait.

Heureusement la portière s'ouvrit :

Descends, mon garçon, dit un employé à casquette galonnée; tu ne dois monter qu'à Bourges.

Nous nous trouvâmes ainsi délivrés momentanément de ce pauvre petit.

Sept heures sonnèrent un coup de sifflet déchira l'air, et le convoi se mit en marche avec rapidité. J'entendis nommer successivement les stations de Choisy, Juvisy, Savigny, Epinay, Saint-Michel, Bretigny, Marolles, Bonsay, Lardy, Etrechy, puis Etampes, où nous stationnames un gros quart d'heure; Monnerville, Angerville, Toury, Artenay, Chevilly, s'enfoncèrent successivement dans la brume. A dix heures et demie du soir, nous atteignîmes Orléans. De ces divers pays, je ne distinguai que peu de chose, et ce peu de chose ne vaut pas la peine d'être indiqué. La traversée d'Orléans me fit apparaître la Loire, plus large que je ne l'attendais; une sorte de barrage fort étroit la divisait en deux courants : c'était la margelle du quai envahi par les grosses eaux.

Vierzon, où nous parvînmes à une heure et demie du matin, se manifeste pour les voyageurs du rail-way sous la forme d'un hangar et d'un beau restaurant. Un couvert assez somptueux commença d'éveiller mon appétit, mais on me prévint charitablement que le souper pourrait être prêt environ un quart d'heure après le départ du train, et j'ajournai mon repas jusqu'à Bourges.

L'exécrable paysage pour les amateurs de points de vue! mais qu'il est fantastique par une nuit de printemps! Autour de Vierzon s'étend l'aride Sologne avec ses bruyères grises, qui, sous les rayons argentés de la lune, prolongent, comme un mirage, le scintillement des flaques d'eau éparses dans la glaise. Des lumières bizarres voltigent dans les bouquets d'arbres; des peupliers nains inscrivent autour de quelque mare un cercle fantastique; on dirait une troupe de balais rangés autour de la baignoire d'une sorcière. Il ne me souvient pas d'avoir distingué, entre Orléans et Bourges, une seule maison plus élevée qu'une belle étable à porcs. Ces landes infertiles, coupées de marécages, se fondaient en magique demiteintes dans une brume doucement éclairée, et l'imagination saisie s'étonnait de n'y point voir apparaître de blanches figures, faisant entendre des chants mystérieux.

A un quart d'heure de Bourges, j'entendis la voix du chef de station appeler les voyageurs de Mehun. Mehunsur-Yèvre, qui possédait autrefois un beau château royal, environné de forêts magnifiques, fut témoin de l'agonie de Charles VII, qui s'y laissa mourir volontairement de faim le 22 juillet 1461. Il avait un peu plus de cinquantehuit ans. Ainsi le vainqueur des Anglais, l'ami glorieux d'Agnès Sorel, en fut réduit à expirer solitaire dans cette Thébaïde du Berry, pour se soustraire aux atroces tentatives, historiquement peu prouvées, du Dauphin de France, son fils et son successeur immédiat. C'est à peu près le seul souvenir historique qui m'ait été fourni par le parcours de ce triste rail-way.

Enfin, à deux heures et demie du matin, le chemin de

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fer nous déposa dans la gare de Bourges. Décidément j'avais très-faim, mais il me suffit d'un coup d'œil pour m'assurer de mon triste sort. Point de buffet et point de temps. J'avalai le reste de mon chocolat. Pendant qu'on nous retirait du truck pour nous remettre sur nos jambes véritables, j'aperçus à ma droite, c'est-à-dire dans la direction de la ville, une vaste étendue d'eau. On eût dit un lac ou une plaine inondée, sur laquelle glissaient des barques armées de fanaux, dont la lumière, rougissant le brouillard, le rendait visible et tangible. Qu'était-ce que cette vaste étendue? J'imaginai follement que nous étions sur les bords du Cher, quelque peu débordé. Que le Cher me pardonne, je le calomniais par cet excès d'honneur. Quand nous roulâmes sur la terre ferme, ma surprise fut grande de voir la diligence entrer à plein ventre dans le lac en question, et cela, bien entendu, sans y mouiller la jante d'une roue. Ledit lac n'était autre qu'une large série de champs de blé coupés par la grande route et où cheminaient paisiblement les omnibus du chemin de fer. Un effet bizarre de réfraction avait causé ma méprise. Quant au Cher, nous l'avions franchi depuis une heure sans nous en être aperçus; je l'avais pris pour un chemin creux.

A Bourges, on réintégra dans l'intérieur mon mendiant de Murillo. De nouveaux parfums m'avertirent qu'il avait varié sa nourriture.

La campagne de ce côté de Bourges continue la Sologne, quoique avec moins de stérilité. Chose étrange! il y a plus de culture et moins d'eau. Mais le tout est fort maigre, rasé par les vents en hiver, et, dans l'été, grillé par le soleil. Là, je vis apparaître les premiers échantillons de ces saules monstrueux qui m'ont si fort intrigué pendant la durée du voyage. A cette époque de l'année, leurs troncs difformes ne donnent pas encore d'issue à la sève des jeunes pousses; vus de nuit, ces arbres trapus jettent dans le paysage une terreur singulière. Renflés du haut, de manière à représenter grossièrement une tête, la bifurcation de leurs rameaux dépourvus de branches donne la forme de deux bras. Cette combinaison de bras et de têtes varie à l'infini. Tantôt c'est un fol inspiré, qui, la tête renversée par l'inspiration, un bras étendu pour commander l'espace, confie au souffle du vent des poésies perdues; plus loin, c'est un mendiant étrange, qui supplie d'un air humble et menace sourdement; communément, c'est tout bonnement un gros ours qui danse gauchement une lourde sarabande. Rapidement entraînées sur le rebord des routes, ces visions acquièrent une réalité effrayante. Elles me donnèrent le cauchemar, mais béni soit-il, puisque je m'endormis.

Je ne me réveillai qu'au petit jour, au relais de Néronde. Cette ville, laide et mal bâtie, a été depuis presque entièrement dépeuplée par le choléra. On pense, dans le pays, que les mares d'eau stagnante, dues aux travaux si lentement accomplis du chemin de fer du Centre, sont la cause première de l'épidémie et le foyer de l'infection. Cette opinion, que je n'ai pas qualité pour défendre au point de vue de la science, ne paraît pas dénuée de sens. Ce chemin de fer, élevé en talus sur une ligne inimaginablement longue, m'a poursuivi, comme une muraille, jusque dans les traines du Berry. Beau pays, celui-là, avec ses collines boisées, ses plaines déjà touffues, et ses jolies maisons cachées dans le creux des vallées. Mais il était sept heures du matin, nous roulions depuis douze heures; je mourais de faim et de soif, et je n'appréciai pas à leur juste valeur les agréments du paysage.

Chose à noter: en neuf heures de chemin de fer nous

avions franchi soixante lieues, en cinq heures de diligence, nous en avions fait dix. Rien n'est plus navrant que cette extrême lenteur après cette extrême vitesse. Ma mélancolie s'aggrava. Tant que j'avais entendu siffler la vapeur, j'avais conservé un reste d'incertitude, et par conséquent de gaieté. La facilité de m'arrêter à Bourges et de revoir Paris le lendemain levait tous mes scrupules; mais, dans ce coche pénible, au milieu des vallons et des plaines, je me sentis véritablement éloigné, et je ruminai, en manière de repas, toutes les amertumes de l'exil.

Cependant, le Guettain et le Bec-d'Allier méritent une mention spéciale. La Loire, très-large et très-plate, y reçoit les eaux de l'Allier, et l'on traverse les deux fleuves sur un magnifique pont suspendu; les chevaux n'y marchent qu'au pas, et cette traversée n'emploie pas moins de huit minutes. Sur le bord de l'eau s'étendent les maisons du Guettain, joli petit bourg qui ressemble à Bercy; le canal latéral de la Loire traverse aussi le fleuve, au moyen d'un pont-aqueduc, et va se terminer à quelques pas de là dans le canal do Centre. On ne contemple jamais sans admiration ces monuments de notre âge d'industrie. Four moi, j'ai des étonnements de sauvage, et, voyant passer des bateaux sur le pont du Guettain, je me demandais pourquoi la diligence ne roulait pas dessous.

Une longue chaussée endiguée continue le pont du Guettain, et plonge dans la Nièvre. Déjà nous apercevions devant nous les pignons aigus et les flèches gothiques de Nevers, quand, par un mouvement subit sur la droite, nous nous en éloignâmes tout à coup. Nous courûmes encore quelques bordées; une maison blanche se présenta entre deux tourelles décharnées...

Magny! cria le conducteur... Allons, messieurs, vous avez le temps de manger un morceau...

Il était midi précis. Je n'avais rien pris, depuis dix-huit heures, qu'un peu de chocolat, et citais, avec autant de justesse que d'à-propos, cette phrase d'Edouard Ourliac, écrite dans ce style gaulois dont notre ami Francis Wey apprit le secret chez Nodier: -«Eh! bonnes gens, qui « vous presse? où courez-vous si vite? Ne vaudrait-il pas « mieux marcher tout doucement, cueillant la noisette au « bord du chemin, se ravitaillant aux bouchons, et fai<< sant vie qui dure ?»

Les noisettes de Magny consistent en une soupe aux choux, sans beaucoup de choux; c'était de l'eau, mais elle était chaude. Je revins à moi par degrés, et passai en revue le personnel de la diligence, moins une dame qui resta obstinément cachée dans le coupé. Parmi ses deux compagnons, parfaitement étrangers l'un à l'autre, je reconnus un avocat distingué du barreau de Paris, M. L..., avec qui je fis, à Clermont, plus ample connaissance. Une nouvelle figure survint: c'était un jeune sous-lieutenant qui allait rejoindre son régiment au Puy.

Ce gai luron, trouvant l'intérieur occupé, allait s'accommoder de l'impériale, lorsque je conçus la pensée d'une admirable opération. J'obtins de l'aubergiste une' grosse miche de pain, une tranche de bœuf et un verre de vin; muni de ces présents superbes, je m'acheminai vers le petit bonhomme à la besace, et le priai d'accepter ce modeste repas.

L'enfant se mit à dévorer sans mot dire, s'inquiétant peu des mots secrets de ma générosité. Pendant qu'il savourait ces délices gastronomiques, j'expliquai mon plan à l'officier, et en deux mots la transaction fut conclue. Moyennant un second verre de vin et 1 fr. 50 c. en argent blanc, le petit bonhomme échangea sa place d'intérieur contre le droit de grimper sur la banquette; avec quels

transports de joie, c'est ce que je ne puis décrire. On peut croire que pour 3 francs il eût fait la route à pied.

Signalons aux voyageurs curieux de futilités les objets en perles artificielles que débite une vieille femme devant l'auberge de Magny. Ses étuis, ses chapelets et ses flacons odeur sont très-finement faits et ne manquent pas d'originalité.

A deux heures de l'après-midi nous débarquâmes à Moulins. Je n'y trouvai pas la réparation gastronomique qui m'était due pour mon déjeuner de Magny. Le conducteur m'inséra, avec une adresse infernale, dans un bâtiment connu sous le nom de grand Hôtel de l'Europe, où m'étaient réservées les plus amères déceptions. Sans traiter la cuisine ex professo, comme feu Brillat-Savarin, j'aime une chère choisie. Si je note ces affreux repas ambulatoires, c'est qu'ils établissent, comme point de repère entre la cuisine de Paris et la cuisine du Puy-de-Dôme, la plus exécrable des cuisines, sans en excepter l'italienne. Après un potage, qui méritait les honneurs de l'expertise, je dirigeai un couteau vers les entrailles d'une poule rôtie à point et d'aspect savoureux. Le couteau rebroussa.

Monsieur, dis-je à l'hôte, qui, en livrée blanche de cuisinier classique, présidait au festin, ceci n'est-il pas une erreur? Ne serais-je pas entré, par distraction, dans les coulisses du théâtre de Moulins, et ce volatile de carton n'est-il pas un accessoire?

L'hôte enfonça son bonnet sur ses yeux, et, sans me répondre, exécuta une sortie de mélodrame; puis, revenant sur le seuil de la porte, il s'appuya sur le chambranle, une main sur son coutelas et me suivant du regard. Dans une encoignure de la salle, la maîtresse de la maison, occupée de quelque tapisserie, échangeait avec son mari des regards fort piteux. A force de persévérance, je triomphai des obstacles et parvins à distribuer le volatile-imitation en quatre parties inégales. Alors nous constatâmes la nature de ce mets et rendîmes pleine justice à l'hôte. La poule avait vécu; seulement, comme on avait eu l'adresse de la servir habituellement trop tard, on la remettait quotidiennement à la broche. Cela durait depuis cinq jours... Je me vengeai sur des côtelettes passables et sur un vin doué de l'innocence particulière à la jeunesse. Chaque bouchée disparue fronçait le sourcil de mon hôte, et l'hôtesse y répondait par un hochement de tête où se lisait toute l'amertume d'un désespoir mal contenu.

A part cet établissement fallacieux, et une marchande de tabac qui lit les romans de George Sand et se fait une tête de femme incomprise, je n'ai vu à Moulins qu'une chose digne de remarque. Cette chose est une enseigne, sur laquelle on lit : « GRAND-OUTIN, bachelier ès lettres. -Papeterie. Fournitures de bureau. » A quoi servent les diplômes?

Néanmoins je conserve un bon souvenir des riants faubourgs de cette jolie ville, qui, du côté de Paris, se disperse et s'égrène peu à peu dans de verdoyants jardins; je note en passant ses constructions étoilées de briques en losanges, car nous retrouverons ce détail sur des proportions plus vastes dans les monuments de l'Auvergne. Quant au fameux pont de l'Allier, j'ai passé dessus, voilà tout. Les guides quelconques assurent qu'il a treize arches chacune de quarante-deux pieds d'ouverture, et que c'est un très-beau monument.

Le déclin du soleil me permit de jeter ensuite un coup d'œil sur Saint-Pourçain et sur ses deux rivières, le Limin et la Sioule. J'ai peu vu de paysages aussi agrestes; on en ferait un charmant décor d'opéra comique; mais il y a beaucoup de corroyeurs, moins cependant qu'à Gan

nat, où l'on touche l'extrême frontière du département de l'Allier. Gannat est une grande, vilaine, sale rue, où j'ai découvert une particularité assez grotesque c'est un cabaret qui s'intitule tout bonnement Café de l'Univers. Il paraît au surplus que l'Univers se couche de bonne heure, car à dix heures du soir son café était clos. M. L..., qui m'accablait de prévenances, en exigea l'ouverture, pour m'y faire goûter la bière du crû, une des meilleures bières de l'Europe, et supérieure certainement à toutes les bières de Flandre.

Nous allions de plus en plus lentement; quand on me berce, je dors, et j'eus le crève-cœur de traverser Riom sans le savoir. Je ne sais pourquoi ce nom propre m'avait présagé des merveilles; on verra, plus tard, que sans mériter toute l'importance que je lui attribuais, cette ville offre un intérêt assez vif. Quand je rouvris les yeux, nous étions en pleine montagne. Des croupes assez fortes encaissaient la route, et l'horizon semblait borné par de grands nuages noirs. C'était la chaîne des Monts-Dôme.

A deux heures du matin, nous franchîmes une barrière, nous montâmes une ruelle escarpée; c'était ClermontFerrand. Ma première impression fut maussade; mais, au

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détour de la ruelle, il me sembla que nous parcourions une magnifique terrasse, au-dessous de laquelle grouillaient, à une grande profondeur, une myriade de maisons sombres. Au-dessus de moi, des masures noires plus accentuées surplombaient avec une solennité sauvage. A l'instant même mes préventions tombèrent, car je reconnus vaguement quelque chose de très-beau.

En cinq minutes, nous étions arrivés à notre destination dernière. La diligence s'arrêta sur une vaste place; des garçons d'hôtel m'assaillirent. Comme je n'avais aucune préférence, je ne songeai qu'à aller au plus près. Une maison de bonne apparence m'offrit cette inscription en lettres colossales: Hótel de l'Europe. - Morateur. A cet instant, M. L... y entrait et m'engagea à le suivre. Je partageai son souper et me dépêchai de dormir, pour courir la ville dès l'aurore.

Ma conscience d'historien m'oblige à révéler que je m'éveillai précisément une heure après midi.

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CURIOSITÉS LITTÉRAIRES. ORIGINAUX, GROTESQUES, ETC. (1).

JULES-CÉSAR CROCE. CONTE DE BERTOLDO.

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dans le pays de Bologne. N'ayant rien à donner à son fils qu'un beau nom, le père Croce le nomma Jules-César (Giulio Cesare).- Que cet illustre patron lui porte bonheur! dit-il; le premier homme du monde n'aura pas grand' peine, s'il le veut bien, à faire quelque chose du dernier enfant de Persiceto!

Le taillandier ne put voir l'effet de ses espérances. Il mourut, sept ans après, épuisé de fatigue et de douleur, ne laissant au petit César qu'une charmante figure, une boutique délabrée, une huche sans pain, et des outils dont il ne pouvait se servir.

Après avoir suivi son père jusqu'à la fosse commune, l'enfant s'en alla tout en larmes à Castelfranco, chez un oncle qui eut pitié de son abandon, et lui offrit à diner en famille.

Que veux-tu faire ? lui demanda ensuite le brave homme, qui était maréchal-ferrant de son état et qui battait l'enclume du matin au soir.

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Je veux aller sur la place, répondit l'enfant, écouter l'improvisatore (l'improvisateur de vers).

Diavolo! s'écria le maréchal, voilà un métier de fainéant, qui ne te remplira guère l'estomac. Je te le permets aujourd'hui, mais demain tu gagneras ton dîner, en manœuvrant le soufflet de ma forge. Point de travail, point de pain; c'est la loi de cette maison, - et de beau

coup d'autres.

César Croce ne murmura point. Il allait entendre l'improvisateur! C'était tout ce qu'il lui fallait pour le mo

ment.

Je travaillerai tant que vous voudrez, dit-il à son oncle, si je peux écouter le dimanche l'improvisatore. Très-bien, très-bien! chacun son goût. Cela vaut mieux que de jouer aux noix devant les cabarets, où les ivrognes te feraient plus tard jouer à la bouteille.

Jules-César alla donc, avec un de ses cousins, tendre

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