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rale profane, sa politique réformatrice. Il ne s'inquiétera ni de l'analogie, ni de la proportion, la Rose ne sera pour lui qu'un prétexte; il a d'autres desseins. Toutefois il conservera les personnages métaphysiques que lui a légués son devancier, mais il en introduira d'autres plus voisins de la réalité et qu'il placera sur le premier plan, Faux-Semblant, Nature, et le prêtre de Nature, Génius. A l'aide de ces nouvelles figures, il fera tout à son aise de la satire et de la physique, et il trouvera le moyen d'introduire une encyclopédie dans le cadre qui lui est donné. Les personnages qu'il conserve changent de caractère et parlent un autre langage. Ainsi Raison, qu'il ramène au pied de la tour où Bel-Accueil est enfermé, n'est plus celle qu'on a vue si discrète au temps de Guillaume de Lorris; mais il y a de cela quarante années : ce qui suffit pour changer d'idées et de sentiments. Raison parle de l'amour en termes si divers et multiplie les antithèses à tel point, qu'il est difficile de pénétrer le fond de sa pensée; puis elle se met à disserter sur l'amitié, sur la vieillesse, car elle a lu Cicéron, et enfin sur l'avarice. C'est ici qu'elle triomphe, et avec quelle énergie de pensée et d'expression. Il faut citer au moins quelques traits de cette invective contre les entasseurs :

Aus richeces font grant ledure1
Quant il lor tolent lor nature.
Lor nature est que doivent corre1
Por la gent aidier et secorre3.

Mais elles se vengent honorablement par la servitude même de leurs geôliers. Voyons une image de ce supplice:

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Sous piez si court les tient et donte,
Qu'ele a l'onor, et cil la honte,
Et le torment et le damaige

Qu'il languissent en son servaige.

Voilà bien la poésie qui prête une âme aux êtres insensibles. Aussi le poëte va-t-il leur adresser la parole après les avoir animés, comme s'ils pouvaient l'entendre et lui répondre. Hé! s'écrie-t-il :

:

He! douces richeces mortels,
Dites donc, or estes vous tels
Que vous faciés bénéurées

Gens qui si vous ont emmurées ?

Non Richesse n'a que des rigueurs pour ceux qui l'emprisonnent, mais elle favorise

Li vaillant home qui l'assaillent
Et la chevaucent et la porsaillent,
Et tant aus éperons la batent,
Qu'il s'en aaisent et esbatent

Por le cuer qu'il ont large et ample.

Ainsi les thésauriseurs ont leur fait; les oisifs et les mendiants viendront plus tard. En attendant, Raison continue son cours de morale, où elle mêle quelques traits de politique; car, en parlant de la royauté, elle insinue la toutepuissance des peuples en disant :

Quant il vodront,

Lor aïdes au roi todront,
Et li rois tous seus demorra

Si tost com li pueple vodra.

Raison s'offre comme maîtresse à l'amant; elle est fille de Dieu, qui l'autorise à se faire aimer. Scule elle peut protéger l'homme contre les caprices de Fortune. A ce propos, Jean de Meung décrit le séjour de cette déesse et fait preuve de sens et d'imagination dans cette description allégorique qu'on n'a pas assez remarquée. Les détails nous entraîne

raient trop loin, mais je veux au moins détacher de ce tableau l'image de l'enivrement et de l'inextinguible soif des imprudents qui s'abreuvent aux eaux de l'un des fleuves de Fortune:

L'ung rent eaues (eaux) si docereuses,

Si savourées, si mielleuses,

Qu'il n'est nus qui de celi boive,

Boive en néis (même) plus qu'il ne doive,
Qui sa soif en puisse entanchier,
Tant a le boivre dous et chier;
Car cil qui plus en vont bevant
Ardent plus de soif que devant;
Ne nus n'en boit qui ne s'enivre,
Mès nus de soif ne s'i delivre:
Car la douçor si fort les boule,
Qu'il n'est nus qui tant en engoule
Qui n'en vueille plus engouler.

Raison puise dans l'histoire force arguments pour prouver les corruptions et les trahisons de Fortune, et elle n'oublie ni Néron ni Crésus. Elle parle si longuement que son auditeur s'ennuie, et quelquefois si crument, qu'il finit par lui demander compte des licences de son langage. Raison, sur ce point, aggrave ses torts par son apologie. Cet entretien, qui n'est guère qu'un monologue, ne contient pas moins de trois mille vers inutilement prodigués, car l'amant n'en est que plus décidé à poursuivre sa conquête.

Après ce long sermon survient un personnage déjà introduit par Guillaume de Lorris c est Ami; et l'amitié, avec Jean de Meung, ne sera pas moins prolixe et peut-être plus embrouillée que Raison. Si la morale de Raison était équivoque, celle d'Ami ne l'est pas, étant mauvaise de tout point. Il regrette l'âge d'or, où l'on ne s'engageait pas irrévocablement, et il place dans la bouche d'un mari jaloux, qui finit par battre sa femme, une longue diatribe contre le mariage. Dans cette description de l'âge d'or renouvelée des Grecs et des Latins, le poëte a jeté quelques vers qui prouvent que son énergique pinceau peut s'adoucir dans l'occasion; je

n'en apporterai pas d'autre preuve que ce passage :

De floretes lor estendoient1
Les coustepointes qui rendoient
Tel resplendor par ces herbages,
Par ces prés et par ces ramages2,
Qu'il vous fust avis que la terre
Vosist emprendre estrif et guerre

Au ciel d'estre miex estelée (étoilée),

Tant iert (elle était) par ses flors revelée.

Rien n'est plus vif, plus gracieux, que ce petit tableau; mais Jean de Meung ne se complaît pas à ces délicatesses, et à quelques pages de là nous le retrouvons rude, et même grossier, lorsqu'il explique l'origine de la royauté :

Ung grant vilain entre eus eslurent

Le plus ossu de quant qu'il furent,
Le plus corsu et le greignor,
Si le firent prince et seignor.

Heureux temps où la supériorité sautait ainsi aux yeux! Ce mode d'élection se pratiquait après le premier cadastre de la terre, et comme garantie de la propriété, qui paraît à Jean de Meung, comme à J. J. Rousseau, l'origine nonseulement de l'inégalité des conditions, mais de tous les crimes qui déshonorent et qui épouvantent la terre. On voit que les rêveries les plus téméraires datent de loin; elles sont ici à la charge de l'ami qui endoctrine l'amant. C'est encore lui qui prend les femmes à partie et qui lance contre elles le plus insolent des réquisitoires. Il est vrai qu'il ne parle pas des bonnes; mais il ajoute qu'il n'en connaît point. Or, toutes les femmes étant trompeuses, il en résulte qu'il faut les tromper : c'est la seule conclusion qu'on puisse tirer de cet étrange et monstrueux discours de l'ami que trois mille vers achèvent à peine.

Ainsi, par ce nouveau langage, le songe gracieux de Guillaume de Lorris dégénère avec Jean de Meung en cau

1. Couvraient entièrement, sternebant.

2. Arbres touffus.

chemar. L'amant n'en persiste pas moins daus son projet : il s'adresse à Richesse pour arriver jusqu'à Bel-Accueil; mais le chemin de Folle-Largesse lui est interdit, et il serait contraint de renoncer à son entreprise, si Amour en personne, touché de sa fidélité, ne convoquait enfin le ban et l'arrièreban de ses vassaux pour faire le siége de la tour où gémit Bel-Accueil. C'est ici que se dévoile le dessein principal de Jean de Meung, car il amène parmi les vassaux du dieu deux personnages nouveaux qu'Amour ne connaît pas et qu'il interroge: c'est Faux-Semblant et Contrainte-Abstinence. Faux-Semblant est le symbole du vice dont Tartuffe sera le type dans cette ébauche puissante, se trouvent épars tous les traits, toutes les couleurs dont se formera le personnage de Molière; Molière les trouvera dans l'esquisse confuse et sur la riche palette de Jean de Meung; il en fera un caractère, un homme, un être vivant et concret. FauxSemblant, quoiqu'il parle et même qu'il agisse, demeure à l'état d'abstraction et d'allégorie; c'est encore Papelardie, mais détachée de la muraille où Guillaume de Lorris l'avait fixée, plus vigoureusement peinte et mise en mouvement par des ressorts grossièrement ajustés. Il se trahit luimême il est l'instrument, la machine de guerre du poëte; il n'a qu'une vie d'emprunt; il se démasqué complaisamment, tandis qu'il faut démasquer Tartuffe. Tartuffe pense comme Faux-Semblant, mais il ne dira pas comme lui :

:

Trop a grant peine en laborer,

J'aim (j'aime) miex devant la gent orer
Et affubler ma renardie

Du manteau de papelardie.

Tartuffe ne croit pas en Dieu, mais si on lui demandait : «Donc ne crains-tu pas Dieu ? » il ne répondrait pas comme Faux-Semblant : « Non, certes. » Faux-Semblant nous dira avec la même impudence quels sont ses compagnons habituels :

Je mains (demeure) avec les orguilleus,

Les vésiés (fourbes), les artilleus (artificieux)

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