Seigneur; et sur le nom de son ambassadeur, J'avais de ses projets conçu plus de grandeur....... Oui, seigneur, lorsqu'au pied des murs fumants de Troie Le sort, dont les arrêts furent alors suivis, Fit tomber en mes mains Andromaque et son fils. Sur eux, sur leurs captifs, ai-je étendu mes droits ? Si superbe en remparts, en héros si fertile, Quel fut le sort de Troie, et quel est son destin. Mais, que ma cruauté survive à ma colère, Que, malgré la pitié dont je me sens saisir, Dans le sang d'un enfant je me baigne à loisir, Non, seigneur; que les Grecs cherchent quelque autre proie Qu'ils poursuivent ailleurs ce qui reste de Troie : De mes inimitiés le cours est achevé; L'Épire sauvera ce que Troie a sauvé (1). Si Boileau s'est vanté d'avoir enseigné à Racine à 1) Acte I, scène II. faire difficilement des vers faciles, convenons que la leçon a si bien réussi qu'on ne s'aperçoit pas de ce qu'ils ont coûté. Plus tard les imitateurs amenèrent la décadence et la monotonie; d'autres poëtes aussi tentèrent d'autres voies et ne firent pas si bien; chez Voltaire même, on ne rencontre pas une période de dix vers qui se soutienne comme celle que vous venez d'entendre. Au total, la tragédie d'Andromaque est une œuvre poétique d'une grande valeur, mais dont les principales beautés tiennent plus de l'éloquence que de la poésie. Que Racine fût un vrai poëte, c'est ce que personne ne songe à contester; mais ici les beautés les plus admirables sont des mouvements et des beautés oratoires. En France, on a pris longtemps pour de la poésie deux choses qui n'en sont pas : la passion et l'esprit. On commença par l'esprit, témoin le Roman de la Rose, et d'autres ouvrages de cette époque. On s'éleva ensuite à la passion; mais la passion en elle-même n'est pas poétique; la poésie en repousse l'expression trop crue et trop intense. Peut-être, ailleurs, aurait-on conçu, non le personnage, mais le sujet d'Andromaque, sous un point de vue plus poétique. Racine, et cette remarque se justifie par toutes ses pièces, n'avait pas la disposition mélancolique et rêveuse des nations du Nord. Oreste est ici le seul personnage très poétique, et nous venons de voir qu'il n'occupe pas la place due à son individualité fatale et traditionnelle, et que Racine, en prenant aux anciens la con ception de ce caractère, n'en a pas fait le même usage qu'eux. Andromaque représente à peu près, quant au développement de l'art et à la carrière de Racine, ce que fut le Cid dans celle de Corneille une nouvelle époque de l'histoire de la scène, la création d'un idéal nouveau. Cependant l'éclat des deux œuvres fut inégal. On avait salué le Cid avec ivresse; on accueillit Andromaque avec tiédeur: on fut moins enthousiasmé que surpris. On aurait pu l'être à l'apparition de toutes les tragédies de Racine, puisque chacune, à son tour, se trouve l'inauguration d'une idée nouvelle. IV. BRITANNICUS. (1669.) Andromaque avait peu réussi. Elle avait déconcerté le goût régnant; souvent les choses tout à fait neuves rencontrent plus d'étonnement que de faveur, et sont blâmées à proportion de la hardiesse avec laquelle elles sortent du cours accoutumé des pensées. On prétendit que le talent de Racine se bornait à la peinture des intrigues d'amour; on parvint à le faire croire; la médiocrité accueillit avec empressement l'opinion consolante que si Racine était supérieur, il ne l'était que dans un genre, et cette opinion s'accrédita si bien dans un certain monde, que longtemps après que Racine eut prouvé la variété de ses ressources et la flexibilité de son génie, Madame de Sévigné répétait encore : « Jamais il n'ira plus loin « qu'Andromaque; il fait ses pièces pour la Champ<< meslé ce n'est pas pour les siècles à venir: si << jamais il n'est plus jeune, et qu'il cesse d'être amou« reux, ce ne sera plus la même chose (1) Racine, occupé à préparer une réponse à ceux qui refusaient à son talent la variété et la force, entre.. mêlait de compositions moins graves le travail sérieux auquel il attachait l'espérance de la gloire. Les Plaideurs furent représentés en 1668. C'est une des pièces les plus gaies de notre théâtre; mais c'est une pièce qui touche à la farce, c'est-à-dire à la comédie en débauche ou en pointe de vin. C'est peut-être l'ouvrage de la scène française le plus habilement ver sifié; sous ce rapport, il surpasse presque les tragédies mêmes de Racine. Nous ne nous étendrons pas sur cette œuvre; permettez-moi seulement, Messieurs, une remarque sur la flexibilité du talent de Racine et de plusieurs autres grands tragiques. Les génies tragiques descendent aisément à la comédie. L'un des talents n'exclut pas l'autre. Le rire et les pleurs, quoique opposés, se ressemblent en ce que ce sont deux perturbations. L'état normal de l'homme n'est ni de rire ni de pleurer; cet état est troublé dans l'un et l'autre cas. Les gens heureux ne pleurent guère, mais ils rient moins encore; le bonheur sourit plutôt qu'il ne rit. Chose singulière : ceux qui pleurent le plus facilement sont aussi les plus légers à rire; c'est une même irritabilité, morale ou nerveuse, sous deux formes différentes. Des deux ma (1) Lettre à Madame de Grignan, du 16 mars 1672. nières l'équilibre est rompu; l'expression vulgaire rire aux larmes, signale la parenté des deux excitations. Quoi d'étonnant que les grands tragiques possèdent aussi la verve comique? Shakespeare, Corneille, Racine, Casimir Delavigne ont réussi dans les deux genres. C'est douteux pour Voltaire. Mais d'autre part, les génies essentiellement comiques ne s'élèvent pas à la tragédie; à peine dans le Misanthrope voyons-nous Molière aspirer à produire quelques émotions tragiques. Mais revenons à la tragédie. Racine prit enfin sa revanche: Britannicus fut donné en 1669. Les vers de Boileau attestent la situation de l'auteur et l'impression du public à l'innovation d'Andromaque : Et peut-être ta plume aux censeurs de Pyrrhus, Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus (1). On redemandait les Romains et Corneille. Racine voulut montrer qu'il était de taille à suivre les pas de son prédécesseur. On peut voir, dans la préface de Britannicus, de quels travaux sortirent l'ordonnance et les beautés mâles de cette tragédie. Racine quitta la mythologie et les caractères d'invention, et transporta sur la scène les Romains de l'histoire; il peignit dans leur corruption ces maîtres du monde que Corneille avait représentés dans l'énergie de leurs mœurs républicaines. Il y avait eu plus de création dans Corneille; ce grand poëte avait donné à chacun de ses héros une physionomie conçue par lui seul, et dont l'histoire ne lui fournissait que quelques traits. (1) BOILEAU. Épitre VII. |