lui ai données, avec effusion puis-je dire, dans nos précédents entretiens, me donnent aujourd'hui peutêtre le droit de parler ainsi. Je ne puis assez déplorer que ce génie, si propre à exalter dans les âmes l'idée et l'amour du devoir, se soit fait le poëte de l'orgueil. Oh! combien, dans ces époques malsaines, où toutes les convictions se décomposent, où les instincts mêmes s'évanouissent, où le scepticisme de l'esprit a passé jusque dans le cœur, où l'atmosphère morale est remplie de miasmes putrides, le souffle pur et vif qui s'exhale des profondeurs du génie viendrait à propos pour chasser de dessus nos têtes ces impures vapeurs! Pourquoi faut-il qu'il ait ajouté d'autres poisons à ceux que nous respirons? L'orgueil peut nous soulever pour un temps au-dessus de l'abjection; mais il ne saurait nous soutenir à jamais dans le vide; notre dignité est toute dans l'obéissance; tout autre appui est perfide. Telle est la pensée, tel sera le style. Celui de Corneille, dans ceux de ses ouvrages dont nous nous occupons maintenant, est fort souvent admirable d'élévation, de force et de candeur. Mis à la suite les uns des autres, les vers sublimes qui jaillissent de sa pensée tout héroïque rempliraient des pages entières. Mais il est trop habituellement tendu, emphatique, et dans certains endroits les vers sublimes sont moins nombreux, il faut l'avouer, que les vers franchement barbares. Il ne faut pas, nous a-t-on dit, lire Corneille, il faut le voir à la scène. J'admets que tout auteur dramatique qui sait son métier, doit valoir quel que chose de plus à la scène qu'à la lecture; cela est vrai de Corneille surtout la puissance de ses conceptions dramatiques, l'incomparable énergie des situations qu'elles amènent, n'ont toute leur signification qu'au théâtre, et son langage même est éminemment théâtral, dans le meilleur sens qu'on voudra donner à ce mot, qui n'est guère pris en bonne part. J'accorde encore qu'il en est de certains traits heurtés et durs, comme des décorations mêmes du théâtre, qui, vues de près, sont hideuses, et qui de loin paraissent l'œuvre, non d'une brosse grossière, mais d'un pinceau délicat et moelleux. Mais, après tout, la lecture, non la représentation, est la vraie pierre de touche de la bonté d'une œuvre dramatique. Je reconnais le prestige de la scène comme un fait; mais ce qui n'est bon qu'à la représentation n'est pas bon, ce qui ne paraît pas vrai à la lecture n'est pas vrai. Je puis me récuser sur le mérite des tragédies de Corneille; mais je ne suspendrai pas mon jugement jusqu'à ce que je les aie vues au théâtre, où probablement je ne les verrai jamais. VII. -POMPÉE. (1641.) C'est par cette pièce que nous abordons la troisième série des œuvres de Corneille. Mais, à vrai dire, on ne peut prendre Pompée pour une tragédie, puisque le seul personnage capable d'exciter en nous un intérêt tragique meurt dès l'ouverture du drame. Aucun autre ne nous inspire la moindre émotion de ce genre. Quels vœux pouvons-nous former, quelles craintes pouvons-nous éprouver au milieu de ce mélange de héros et de lâches coquins, y compris Ptolémée? Cléopâtre nous dit, il est vrai : Les princes ont cela de leur haute naissance; Et si le peuple y voit quelques déréglements, C'est quand l'avis d'autrui corrompt leurs sentiments..... Mais, malgré ces vers, la catastrophe de la mort de Ptolémée nous laisse parfaitement indifférents. Il n'y a presque pas d'intérêt, et l'on peut dire pas d'action; ce sont seulement trois figures colossales qui passent devant nos yeux, mais que notre regard ne saurait mesurer Cornélie, Cléopâtre, César. Celui-ci, le moins grand des trois, en est peut-être le plus naturel. Corneille a suivi son impulsion ordinaire en donnant aux caractères de femmes le privilége d'une grandeur exceptionnelle. Ici pourtant il y a de l'humanité encore dans les types qu'il présente. Cornélie, bien qu'un peu fatigante parfois, est noblement caractérisée par sa fidélité à son époux, par le mélange d'admiration et de haine qu'elle éprouve pour César, et qui se résume dans cette exclamation si connue : O ciel! que de vertus vous me faites haïr (2)! Son rôle est plein de beaux vers. Elle est presque touchante dans la belle scène de l'acte V, où l'af (1) Acte II, scène I. (2) Acte 111, scène IV. franchi Philippe lui apporte les cendres de Pompée et lui fait le récit de ses funérailles : Mes yeux, puis-je vous croire, et n'est-ce point un songe, Te revois-je, Philippe, et cet époux si cher Restes du grand Pompée, écoutez sa moitié (1). Plus loin, au cinquième acte, après que Philippe lui a rapporté les paroles de César sur la mort de Pompée, duquel il veut entreprendre la vengeance : Restes d'un demi-dieu, dont à peine je puis elle s'écrie: O soupirs! ô respect! oh! qu'il est doux de plaindre De ce qu'elle ferait s'il le voyait en vie..... Si, comme par soi-même un grand cœur juge un autre, Je n'aimais mieux juger sa vertu par la nôtre, Et croire que nous seuls armons ce combattant, Parce qu'au point qu'il est, j'en voudrais faire autant (2). Écoutons-la encore dans ses adieux à César (3), où (1) Acte V, scène I. (2) Ibid. (3) Acte V, scène IV. les sentiments de vengeance et d'estime qui luttent dans son âme se montrent tout à fait à découvert : Tu veux à ce héros rendre un devoir suprême. Je veux vivre avec elle, avec elle expirer. Je t'avouerai pourtant, comme vraiment Romaine, Que l'une est généreuse, et l'autre intéressée, J'irai, n'en doute point, au sortir de ces lieux, Soulever contre toi les hommes et les dieux; Ces dieux qui t'ont flatté, ces dieux qui m'ont trompée, Qui, la foudre à la main, l'ont pu voir égorger; Certes, Médée, avec son amour romanesque, sa magie et sà fureur, est bien pauvre à côté de Cornélie. Mais, disons-le toutefois, l'ensemble du rôle est trop tendu, et l'admiration ne sauve pas toujours de la monotonie. Les beaux passages, du reste, abondent dans Pompée; la délibération de Ptolémée avec ses conseillers, la peinture du champ de bataille de Pharsale, le récit des funérailles de Pompée, tout cela a été remarqué et cité, et tout cela mérite fort de l'être. |