Obrazy na stronie
PDF
ePub

125

A

SON ALTESSE SERENISSIME

MADAME LA DUCHESSE DU MAINE.

MADAME,

Vous avez va paffer ce fiécle admirable, à la gloire duquel vous avez tant contribué par votre goût & par vos exemples; ce fiécle qui fert de modèle au nôtre en tant de chofes, & peut-être de reproche, comme il en fervira à tous les âges. C'est dans ces temps illuftres que les Condés vos aïeux, couverts de tant de lauriers, cultivoient & encourageoient les Arts; où un Boffuet immortalifoit les héros & inftruifoit les Rois; où un Fénélon, le fecond des hommes dans l'éloquence, & le premier dans l'art de rendre la vertu aimable, enseignoit avec tant de charmes la juftice & humanité; où les Racines, les Defpréaux préfidoient

aux Belles-Lettres, Lully à la Mufique, le Brun à la Peinture. Tous ces Arts, MADAME, furent accueillis fur tout dans votre Palais. Je me fouviendrai toujours que prefque au fortir de l'enfance, j'eus le bonheur d'y entendre quelquefois un homme, dans qui l'érudition la plus profonde n'avoit point éteint le génie, & qui cultiva l'efprit de Monfeigneur le Duc de Bourgogne, ainfi que le vôtre & celui de M. le Duc du Maine; travaux heureux, dans lefquels il fut fi puiffamment fecondé par la nature. Il prenoit quelquefois devant V. A. S. un Sophocle, un Euripide; il traduifoit fur le champ en Français une de leurs Tragédies. L'admiration, l'enthoufiafme dont il étoit faifi, lui inspiroit des expreffions qui répondoient à la mâle & harmonieufe énergie des vers Grecs, autant qu'il eft poffible d'en approcher dans la profe d'une langue à peine tirée de la barbarie, & qui, polie par tant de grands Auteurs, manque encore pourtant de précifion, de force & d'abondance. On fçait qu'il eft impoffible de faire paffer dans aucune langue moderne la valeur des expreffions Gréques; elles peignent d'un trait ce qui exige trop de paroles chez tous les autres peuples. Un feul terme y fuffit, pour représenter ou une montagne toute couverte d'arbres chargés de feuilles, ou un Dieu qui lance au loin fes traits, ou les fommets des rochers frappés fouvent de la foudre. Non-feulement cette langue avoit l'avantage de remplir d'un mot l'imagination; mais chaque terme, comme on fçait, avoit une mélodie marquée, & charmoit l'oreille, tandis qu'il étaloit à l'efprit de grandes peintures. Voilà pourquoi toute traduction d'un Poëte Grec eft toujours faible, féche & indigente. C'eft du caillou &

de la brique avec quoi on veut imiter des palais de porphyre. Cependant Mr. de Malefieu, par des efforts que produifoit un enthoufiafme fubit, & par un récit véhément, sembloit fuppléer à la pauvreté de la langue, & mettre dans fa déclamation toute l'ame des grands hommes d'Athènes. Permettez-moi, MADAME, de rappeller ici ce qu'il penfoit de ce peuple inventeur, ingénieux & fenfible, qui enseigna tout aux Romains fes vainqueurs, & qui longtemps après la ruine & celle de l'Empire Romain, a fervi encore à tirer l'Europe moderne de la groffiere ignorance.

Il connaiffoit Athènes mieux qu'aujourd'hui quelques voyageurs ne connaissent Rome après l'avoir vue. Ce nombre prodigieux de statues des plus grands maîtres, ces colomnes qui ornoient les marchés publics, ces monumens de génie & de grandeur, ce Théâtre superbe & immenfe, bâti dans une grande place, entre la Ville & la Citadelle, où les ouvrages des Sophocles & des Euripides étoient écoutés par les Périclès & par les Socrates, & où de jeunes gens n'affistoient pas debout & en tumulte; en un mot, tout ce que les Atheniens avoient fait pour les Arts en tous les genres, étoit présent à son esprit. Il étoit bien loin de penfer comme ces hommes ridiculeufement auftères & ces faux-politiques, qui blâment encore les Athéniens d'avoir été trop fomptueux dans leurs jeux publics, & qui ne fçavent pas que cette magnificence même enrichiffoit Athenes, en attirant dans fon fein une foule d'étrangers, qui venoient l'admirer & prendre chez elle des leçons de vertu & d'éloquence.

Vous l'engageates, MADAME, cet homme d'un efprit prefque univerfel, à traduire avec

une fidélité pleine d'élégance & de force, l'Iphigénie en Tauride d'Euripide. On la repréfenta dans une Fête qu'il eut l'honneur de donner à V. A. S. Fête digne de celle qui la recevoit, & de celui qui en faifoit les honneurs; vous y repréfentiez Iphigénie. Je fus témoin de ce fpectacle; je n'avois alors nulle habitude de notre Théâtre Français; il ne m'entra pas dans la tête qu'on pût mêler de la galanterie dans ce fujet tragique, je me livrai aux mœurs & aux coutumes de la Gréce, d'autant plus aifément, qu'à peine j'en connaisfois d'autres ; j'admirai l'antique dans toute fa noble fimplicité. Ce fut-là ce qui me donna la premiere idée de faire la Tragédie d'Edipe, fans même avoir lû celle de Corneille. Je commençai par m'eflayer, en traduifant la fameufe fcène de Sophocle, qui contient la double confidence de Jocafte & d'Edipe. Je la lus à quelquesuns de mes amis qui fréquentoient les Spectacles, & à quelques Acteurs; ils m'affurérent que ce morceau ne pourroit jamais réuffir en France; ils m'exhortérent à lire Corneille, qui l'avoit foigneusement évitée, & me dirent tous que fi je ne mettois, à fon exemple, une intrigue amoureufe dans @dipe, les Comédiens même ne pourroient pas fe charger de mon ouvrage. Je lus donc l'Edipe de Corneille, qui, fans être mis au rang de Cinna & de Polieucte, avoit pourtant beaucoup de réputation. J'avoue que je fus révolté d'un bout à l'autre; mais il fallut céder à l'exemple & à la mauvaise coutume. J'introduifis au milieu de la terreur de ce chef-d'œuvre de l'antiquité, non pas une intrigue d'amour, l'idée m'en paraiffoit trop choquante, mais au moins le reffouvenir d'une paffion éteinte. Je ne répéterai point ce que j'ai dit ailleurs fur ce sujet.

V. A. S. fe fouvient que j'eus l'honneur de lire Edipe devant elle; la scene de Sophocle ne fut affurément pas comdamnée à ce tribunal; mais vous, & M. le Cardinal de Polignac, & M. de Malefieu, & tout ce qui compofoit votre Cour, vous me blâmates univerfellement, & avec très-grande raison, d'avoir prononcé le mot d'amour dans un ouvrage où Sophocle avoit fi bien réuffi fans ce malheureux ornement étranger; & ce qui feul avoit fait recevoir ma Piéce, fut précisément le feul défaut que vous condamnâres.

Les Comédiens jouérent à regret l'Edipe, dont ils n'efpéroient rien. Le Public fut entiérement de votre avis; tout ce qui étoit dans le goût de Sophocle fut applaudi généralement, & ce qui reffentoit un peu la paffion de l'amour, fut condamné de tous les critiques éclairés. En effet MADAME, quelle place pour la galanterie que le parricide & l'incefte qui défolent une famille, & la contagion qui ravage un pays! Et quel exemple plus frappant du ridicule de notre Théâtre & du pouvoir de l'habitude, que Corneille d'un côté, qui fait dire à Théfée:

Quelque ravage affreux qu'étale ici la peste, L'abfence aux vrais amans eft encor plus fu

nefte.

Et moi, qui foixante ans après lui, viens faire parler une vieille Jocafte d'un vieil amour; & tout cela pour complaire au goût le plus fade & le plus faux qui ait jamais corrompu la Littérature.

Qu'une Phédre, dont le caractère eft le plus théâtral qu'on ait jamais vâ, & qui eft prefque

« PoprzedniaDalej »