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Après ce coup d'œil sur l'état d'âme d'une partie du clergé, jetons-en un, plus rapide encore, sur les fidèles et leurs préoccupations.

On peut répartir les catholiques de France en trois catégories. D'abord le groupe aussi restreint que tapageur de ceux qui prétendent défendre l'Eglise, et en profitent pour se faire payer fort cher les services hypothétiques qu'ils lui rendent. Ces catholiques politiciens, instruments des partis réactionnaires, n'ont pas cessé de compromettre l'Eglise. L'audace avec laquelle ils se prétendent les seuls et les vrais catholiques n'est égalée que par la docilité avec laquelle l'autorité suprême se laisse régenter par eux. Nous ne pouvons pas entrer dans les détails: qu'il suffise de dire que l'Eglise, qui a établi de si étonnantes barrières entre l'ecclesia docens (clergé et hiérarchie) et l'ecclesia discens (le peuple), voit en France les questions les plus délicates souvent décidées par des journalistes sans autorité, sans mandat, sans responsabilité.1

Derrière ces meneurs se rangent les masses profondes des catholiques des cantons illettrés. Les régions de misère et d'ignorance sont celles où les députés pontificaux vont chercher leurs électeurs. Dans un pays de suffrage universel cette masse de semi-conscients exerce une influence exagérée et trompeuse, un jour d'élection; mais ils n'ont aucune importance profonde et durable, puisque leur nombre se réduit de jour en jour.

Il y a une troisième catégorie de catholiques très inégalement répartis sur la surface du territoire; ce sont des unités ou des familles isolées, qu'on ne rencontre par groupes importants que dans les régions aisées, où l'instruction primaire est répandue depuis longtemps. Ces catholiques-là sont souvent

1 Cette main-mise de quelques personnages politiques sur les affaires de France, au moment le plus grave de la Séparation, se montre avec ses côtés burlesques dans la correspondance échangée entre le Secrétaire d'Etat et son représentant à Paris. Elle a été publiée sous le titre : Les Fiches Pontificales de Monsignor Montagnini, dépêches, réponses et notes historiques (in 12 de xvi et 236 p. Nourry, 14 rue Notre Dame de Lorette, Paris).

tout à la fois la joie, l'orgueil et le désespoir des curés trop zélés, car ils sont catholiques à leur manière. Ce qui les distingue nettement des précédents, c'est qu'ils ne peuvent pas souffrir que l'Eglise leur donne un mot d'ordre politique. Ce qu'ils attendent d'elle ce sont des dogmes, non des dogmes morts, mais des dogmes vivants; je veux dire par là que, dans leur esprit avide de réalisme, les phrases du catéchisme sont des formules, auxquelles ils donnent un sens souvent très éloigné du sens officiel, mais dans lesquelles ils logent de bienfaisants souvenirs, des échappées sur la destinée, des élans d'émotion.

Ils aiment l'Eglise pour le cadre de noblesse, de symbolisme et de poésie qu'elle donne à leur vie, pour le sentiment de solidarité avec le passé qu'elle maintient avec tant de force. Ils veulent être bons catholiques, mais le titre qu'ils ambitionnent, par-dessus tout, est celui de bons citoyens. Ils sentent bien que leur curé les désirerait parfois un peu plus malléables, mais dans le respect que celui-ci leur témoigne involontairement, et qu'il est loin d'avoir pour d'autres brebis plus dociles, ils trouvent le plus efficace des encouragements.

Ces catholiques-là sont les racines par lesquelles l'Eglise est encore profondément implantée sur le sol de France: ils savent voir, lire et observer, et la crise actuelle ne leur a pas échappé. Ceux d'entre eux qui ont des fils au séminaire les voient revenir, chaque année, avec moins de joie, moins d'ardeur pour leur vocation; ils ont appris avec étonnement les précautions prises par le souverain pontife pour empêcher tout écho de la pensée contemporaine à l'intérieur des maisons où se forme le clergé de demain.

Cette peur des idées de ceux au milieu desquels on doit vivre et travailler, cet interdit qui atteint tout dans l'Eglise, et ne laisse de sécurité qu'aux muets,1 les avait déjà doulou

1 Des livres examinés par l'archevêque de Paris et munis de son Imprimatur ont déplu à certains publicistes parfaitement laïques, et ont été boycottés avec succès par ces étranges inquisiteurs.

L'approbation de Rome elle-même n'intimide pas les chasseurs d'hérésie,

reusement frappés; mais leur émotion devient du scandale et de l'indignation quand ils voient les louches campagnes de presse organisées contre les catholiques les plus vaillants, contre les seuls qui aient su créer des groupements de jeunes gens religieux, appartenant aux milieux sociaux les plus divers, pour lesquels la fidélité à Dieu, à l'Eglise et au devoir moral sont des aspects différents d'une seule et même idée.

Les mesures déjà prises contre l'abbé Naudet, jadis encouragé par Léon XIII., celles qu'on va prendre contre Marc Sangnier et "le Sillon," sont la preuve évidente que pour le S. Siège la fidélité catholique n'est pas autre chose que la haine maladive de la démocratie.1

De tels actes-on pourrait en énumérer bien d'autres-ont vivement frappé l'attention des catholiques réfléchis, et c'est sur eux qu'ils jugent l'autorité. Que celle-ci, après cela, vienne proclamer qu'elle est en dehors et au-dessus des partis politiques, ils ne pourront pas l'en croire; leur confiance sera encore plus ébranlée devant des protestations qui leur apparaissent fatalement comme un effort hypocrite pour donner le change à l'opinion publique.

Il faut bien remarquer qu'en tout cela le modernisme n'est pour rien. Ni les évêques et les prêtres dont nous parlions plus haut, ni les laïcs dont nous venons de voir les perplexités n'ont été contaminés par la fameuse hérésie. Ce

et des livres officiellement visés par le Maître du Sacré Palais ont eu le même sort! La bulle Pascendi a défendu sous les peines les plus sévères de lire des livres dépourvus d'imprimatur, mais on ne sait jamais si l'imprimatur n'a pas été obtenu par surprise. Les prêtres soumis au S. Siège n'ont qu'un moyen de ne pas encourir de graves responsabilités, c'est de renoncer à toute lecture quelle qu'elle soit.

1 Pie X. qui n'a pas tenu compte des vues de l'épiscopat français pour la Séparation, ne manquera pas d'entrer dans celles de M. Albert Monniot, rédacteur à la Libre Parole. Il vaudrait la peine d'établir le rôle de ce publiciste dans les affaires religieuses de ces dernières années, car, si invraisemblable que ce soit, ce rôle est considérable. Si sa campagne contre "le Sillon" réussit, ce qui semble sûr, on aura là un exemple particulièrement significatif du succès avec lequel une poignée de turbulents et obscurs laïcs se sont faits les inspirateurs de l'autorité pontificale.

qui les trouble, c'est que l'autorité ecclésiastique, qui prétend se substituer à leur conscience, est bien loin de prouver sa divinité par son intelligence, son idéalisme, l'efficacité avec laquelle elle guiderait ceux qui s'abandonnent à elle.

C'est une crise strictement morale, ajoutée à la crise philosophique et scientifique du modernisme. Plus grave peutêtre encore, puisqu'elle va atteindre tous ceux qui ont quelque initiative et quelque vigueur. L'angoisse qui serre la gorge de tant de catholiques français ne provient donc ni de la disparition de leur foi, ni de défaillances de conduite, mais de la virilité avec laquelle ils ont essayé d'aimer leur siècle et leur pays, d'agrandir le cénacle et d'aller distribuer à tous le pain de vie.

Pour le moment, Rome ordonne et ils obéissent; mais pour employer l'expression de l'évêque d'Orléans, ils obéissent "dans les ténèbres" et l'énervement. Il n'y a plus, entre les ordres reçus et l'âme qui les reçoit et doit les exécuter, l'harmonie préétablie et profonde qui seule inspire l'obéissance parfaite et l'enthousiasme vainqueur.

Combien de temps un pareil état de choses pourra-t-il durer? Les années importent peu. Ce qui est sûr c'est que quand un gouvernement n'inspire plus ni amour, ni confiance, ni respect à ses administrés, ses jours sont comptés.

Les apologistes répondront par des considérations oratoires, ils diront que l'Eglise en a vu bien d'autres. C'est exact, mais la vieillesse d'une institution n'est-elle pas justement une raison pour prévoir sa fin prochaine? La notion actuelle de l'autorité dans l'Eglise a résisté non sans résisté non sans être pourtant gravement atteinte à toutes les attaques venues du dehors. Aujourd'hui la crise est au cœur même de la place.

Le concile du Vatican, en définissant l'infaillibilité pontificale, Pie X., en tirant avec une logique que rien n'arrête et qui ne manque pas de grandeur, toutes les conséquences de ce dogme, ont constaté l'achèvement d'une évolution séculaire.

Les forces intellectuelles et morales de la catholicité, après avoir collaboré à ce grand-œuvre, se recueillent, regardent,

s'enquièrent, pour voir de quel côté elles iront porter leur labeur et leur enthousiasme.

Pendant ce temps, le peuple de France, dans sa grande majorité attend lui aussi. Il a le sentiment très net qu'une période de son histoire va se clore, qu'il faudra rebâtir le temple. Sollicité, d'un côté, par l'Eglise Romaine qui lui offre une explication enfantine et intéressée du mystère de la vie et du devoir, tenté, d'un autre côté, par une certaine LibrePensée qui lui prêche les plaisirs faciles, la vie au jour le jour, la sottise du sacrifice, de l'amour, de l'héroïsme, il se réserve et reste à égale distance de l'une et de l'autre.

Parmi ceux qui suivent la marche des événements dans notre pays, il s'en est trouvé, qui ont vu dans cette attitude une manifestation d'indifférence. Ils ont commis là une grosse erreur. Les deux adversaires qui se sont disputé jusqu'à ces derniers temps la direction de la France apparaissent vieillis et usés. Ce sont des statues de personnages historiques représentant une époque dépassée. Elles ne séduisent et n'effraient plus personne. On les transportera bientôt dans les musées.1

PAUL SABATIER.

1 Le présent article est imprimé depuis de longs mois: il n'a pas paru plus tôt, par suite du retard apporté par l'auteur à la correction des épreuves. Depuis lors, la situation du Catholicisme en France n'a fait que s'aggraver. Le grand effort organisé par le Saint Siège en vue des élections législatives a échoué piteusement, et toutes les provocations des politiciens catholiques désireux de se faire persécuter ne sont prises au sérieux ni par le gouvernement, ni par l'opinion publique.

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