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à paraître en langue vulgaire ne sont que des traductions ou des dérivés d'originaux latins. C'est en latin qu'écrivent des maîtres fameux, versés dans la théologie, la philosophie, la morale au Xe siècle, un Gerbert d'Aurillac; au Xie, Fulbert, saint Anselme; au XIIe, Guillaume de Champeaux, Abélard, saint Bernard; au XIIIe, un Pierre de Maricourt; au XIVe, un Jean Buridan. C'est en latin qu'écrivent les encyclopédistes, comme Hugues de Saint-Victor au XIIe siècle, Vincent de Beauvais au XIIIe; les juristes, les théoriciens de la musique tout ce qui intéresse la grammaire et la rhétorique, la philosophie, la théologie, les sciences, l'histoire, la technique des arts, la pédagogie, la jurisprudence, est en latin.

Mais c'est en latin aussi que furent écrites une foule d'œuvres de caractère purement littéraire : des poèmes bibliques comme le Tobias de Mathieu de Vendôme au XIIe siècle; des annales et des chroniques, sans nombre; des épopées, le Karolus magnus et Leo papa attribué à Angilbert et le poème d'Ermold le Noir sur Louis le Pieux au IXe siècle, les Bella Parisiaca d'Abbon de Saint-Germain au Xe siècle, l'Alexandréide de Gautier de Lille au XIIe; des compositions allégoriques fameuses, l'Anticlaudianus d'Alain de Lille et l'Architrenius de Jean de Han

ville; les poèmes de Baudri de Bourgueil, de Marbode, d'Hildebert, de Pierre de Blois, de Bernard Silvestre; des poèmes moraux, comme ceux de Bernard de Morlas; des recueils de sermons, comme ceux de Jacques de Vitry; des Arts d'aimer, comme celui d'André le Chapelain; bref, un trésor inépuisable d'œuvres, où ne manquent ni l'art, ni la force, ni la grâce, ni l'esprit.

Ce n'est que par une sorte de dessaisissement lent et progressif que le latin cédera peu à peu devant le français. Au XIIIe siècle, alors que la littérature en langue vulgaire s'épanouit le plus richement, le latin reste plein d'une vie exubérante.

Dans une histoire de notre littérature, il peut donc paraître regrettable que l'on ne fasse pas aux œuvres latines une large place. Elles procèdent, en partie, du même esprit que celui qui anime la littérature en langue française; et, d'autre part, c'est à l'étude du latin que se

les dialectes que l'on groupe sous le nom de langue d'oc; sur ce domaine devait fleurir une littérature distincte, qui eut pour organe le provençal des troubadours et que nous n'étudierons que dans ses relations avec la littérature française proprement dite. Au Nord, le territoire de langue d'oui se divisait en une infinité de dialectes : dialecte de l'Ile-de-France, dialectes normand, champenois, picard, wallon, lorrain, franc-comtois, bourguignon, poitevin, angevin.

:

Pourtant un grand fait doit être mis en plein relief dès le début de cette histoire c'est que, aussi haut que nous remontions dans le passé, nos textes nous apparaissent, linguistiquement et littérairement, marqués d'une empreinte nationale.

De très bonne heure, notre nation a su constituer, par-dessus la diversité des dialectes et des patois, cet instrument merveilleux, une langue commune, une langue de l'élite, qui était principalement celle de la cour des rois de France, et dont le prestige devint vite très grand; dès la seconde moitié du XIIe siècle, un Guernes de PontSainte-Maxence, écrivant pour un public cosmopolite, se fera gloire de l'écrire purement; un Champenois, Chrétien de Troyes, sera loué par ses contemporains pour avoir excellé à la manier; un Conon de

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Béthune, grand seigneur picard, s'excusera avec humilité de n'en pas posséder toutes les finesses.

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Pour ce qui est des thèmes d'inspiration, on ne saurait distinguer une littérature picarde d'une littérature lorraine, d'une littérature normande. Dès l'origine on est en présence de cette grande et réelle entité : la littérature française. Sans doute, l'examen philologique décèle çà et là, dans telle œuvre, des particularités locales; mais le plus souvent elles n'ont pas de correspondances, ou n'en ont que d'insignifiantes, dans l'invention des idées et des sentiments. Certes, nous aurons à marquer qu'il se forme, au XIIe siècle, au XIIIe, quelques groupes régionaux une école de poètes artésiens, autour de la confrérie des jongleurs d'Arras, une école de poètes champenois, à la cour de Thibaud le chansonnier; mais ces petits cénacles se sentent solidaires de groupements plus vastes, qui ne sont pas régionaux, mais français. Sans doute, ces œuvres-ci ont été composées en terre d'Empire, celles-là en Normandie, celles-là en Angleterre ; et dans les seigneuries, dans les cours normandes ou anglaises, on voit paraître des écrits plus ou moins hostiles à la France; mais il n'en reste pas moins que l'unité du sentiment français crée presque partout, et jusque dans l'Angleterre des Plantagenets, une littérature qu'on peut étudier dès le XIIe siècle comme celle du siècle de Louis XIV, sans avoir à tenir compte, sinon pour ce qui est de certaines nuances, de la provenance régionale de telle ou telle œuvre. Or le oui a sonné très loin au delà des limites de la France continentale; le français s'est parlé et s'est écrit dans l'Orient latin, dans le Sud de l'Italie et en Sicile, en Lombardie, en Angleterre; et ainsi s'est constitué, au-dessus des frontières d'Etats, un empire littéraire d'une magnifique ampleur.

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Cl. Catala.

LE PLUS ANCIEN MONUMENT DE LA LANGUE FRANÇAISE. Serment de Strasbourg. (B. N., ms. latin, 9768).

sont formés la plupart des auteurs en langue vulgaire, par un effort lent et consciencieux.

Pourtant notre parti pris de ne traiter ici que des œuvres en français peut en quelque mesure se justifier. D'abord par le fait que les écrivains, selon qu'ils usaient de l'une ou de l'autre langue, visaient des publics différents. Les lecteurs des ouvrages en latin ne se privaient pas de goûter aussi les ouvrages en langue vulgaire; mais la réciproque n'est pas vraie : pour la plupart des lecteurs ou des auditeurs de nos écrivains français, la lettre latine restait lettre morte. Les deux littératures ont rayonné dans des sphères distinctes: tandis que l'une se propageait dans le peuple entier, l'autre, la latine, demeurait confinée dans le monde des clercs. D'autre part, ce monde des clercs, catholique au sens propre du mot, participait, par delà les frontières, à une sorte d'esprit européen, universel. Notre littérature écrite en latin dépasse l'idéal national. On ne saurait en séparer l'histoire de l'histoire de la philosophie et des lettres allemandes, anglaises, italiennes. Seule notre littérature écrite en français est toute nôtre.

Elle sera donc seule étudiée en cet ouvrage. Toutefois nous prendrons soin de marquer, plus attentivement qu'on ne le fait d'habitude, les liens de filiation qui rattachent aux productions latines les productions en langue vulgaire.

Le français, langue littéraire; unité de la littérature

française

Aux approches de la première croisade (1096), le territoire de la France actuelle, politiquement morcelé, l'était aussi linguistiquement. Au Sud, dans le Limousin et en Auvergne, dans le bassin de la Garonne et dans le bassin du Rhône en aval de Lyon, se parlaient

Les publics et les auteurs

Sur les conditions qui furent celles du développement de notre littérature, voir Edmond Faral, les Jongleurs en France au moyen âge, 1910.

UN AUTRE FAIT, considérable, doit être noté : la pénétration profonde de notre littérature, dès ses origines, dans toutes les couches, hautes et basses, de la société.

Il va sans dire que les amateurs les plus fervents et les plus délicats se rencontraient surtout dans les cours seigneuriales. Là vivaient des hommes riches et de loisir, qui, appelés par leur état aux soins de la guerre et de l'administration, trouvaient le temps néanmoins de s'intéresser aux arts libéraux. L'usage s'était établi que les fils de chevaliers s'en fussent loin de chez eux, s'il était nécessaire, faire des études

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Développement, d'après un dessin de la Bibliothèque Nationale, d'un chapiteau de l'église Saint-Georges, à Boscherville (Seine-Inférieure).

soignées, accourant, par exemple, du fond de l'Angleterre, de la Picardie et de la Lorraine aux écoles ou aux cours de la France. Parfois poètes eux-mêmes, ils se plaisaient en tout cas à protéger les poètes. Leurs femmes pareillement. Dès la seconde moitié du XIIe siècle, en partie sous des influences venues du Midi, elles ont pris dans la société une place honorée, et c'est, dans une certaine mesure, autour d'elles que s'organise l'idéal dont la littérature va devenir le miroir. Mieux encore que par cette puissance attractive, et plus directement, elles ont agi sur les lettres par leur culture personnelle. Leur goût a été suffisamment vif et sûr pour que de nombreux écrivains aient trouvé en elles des protectrices, et même des inspiratrices.

Pourtant, quoique la littérature ait prospéré surtout dans les cercles aristocratiques, elle n'a pas laissé indifférentes les autres classes de la société. Les bourgeois, dont le rôle a été tellement élargi par le mouvement communal du XIIe siècle, manifestent, vers la fin de ce siècle, une féconde activité; c'est en milieu bourgeois, à Arras, que la poésie courtoise elle-même a produit quelques-unes de ses œuvres les plus raffinées, et, d'autre part, c'est spécialement à un public bourgeois, d'instinct à la fois spéculatif, critique et pratique, que s s'adressent tant d'ouvrages, dont le type est fourni par les poèmes de Rutebeuf, par le Roman de Renard, par le Roman de la Rose de Jean de Meung. Même le menu peuple se plut à de certains régals littéraires. Attroupée à l'occasion de fêtes religieuses, de foires ou de pèlerinages, la foule des chalands, des marchands et des voyageurs formait une clientèle excellente, que se disputaient les jongleurs, en particulier ceux qui colportaient des Vies de saints et des chansons de geste. Et sans doute ces deux derniers genres ont obtenu une faveur aussi éclatante auprès des grands qu'auprès des petits, dans les châteaux que sur les places publiques; mais il est visible. que les poètes, en y travaillant, se sont constamment préoccupés d'atteindre le cœur des simples. Et c'est le secret de leur force, l'effort suprême de leur art.

Cet art, on l'a souvent méconnu. Il est pourtant très conscient de ses procédés, et bien plus réfléchi que « spontané ». Dût-on s'interdire désormais cette admiration, d'ailleurs assez dédaigneuse, qu'on a volontiers prodiguée à la « naïveté », et à l'« ingénuité» de nos plus anciens poètes, il faut constater bien plutôt que ces primitifs furent souvent des hommes instruits et qui avaient appris à bonne école leur métier. Il est impossible de ne pas voir que beaucoup d'entre eux furent des clercs: non pas seulement de ces clercs qui s'étaient préparés à l'état ecclésiastique et qui, dans la tranquillité d'une existence assurée par les menses et les prébendes, employaient leurs loisirs à mettre à la portée des laïcs des livres de science, comme Barthélemy l'Anglais, ou à composer des contes édifiants, comme Gautier de Coincy; non pas ceux-là seuls, mais aussi ces clercs très nombreux qui, sans s'être destinés à la prêtrise, avaient étudié aux écoles épiscopales ou abbatiales, puis étaient revenus à la vie séculière.

Les uns et les autres, à des degrés divers,

LA MUSIQUE.

avaient puisé aux sources de la culture antique, s'étaient initiés, plus ou moins, à l'histoire, à la musique, à l'interprétation des Pères de l'Église et des auteurs païens, et aux principes de l'art d'écrire.

A la vérité, on est mal renseigné, en général, sur la personnalité de nos vieux écrivains. Ce qu'on sait d'eux se réduit parfois à des bribes de biographie ou, la plupart du temps, à un simple nom; et très souvent aussi, leur nom même nous reste inconnu. Dans la mesure où l'on est informé, on voit figurer parmi eux tantôt des amateurs appartenant au monde seigneurial, comme Conon de Béthune, Thibaud de Champagne, ou les auteurs des romans de Joufroi ou de Partenopeu; tantôt des bourgeois, comme Geoffroy de Paris ou Jean de Meung; tantôt des jongleurs, enfin. Ces derniers formaient une vaste tribu, où voisinaient, sous une appellation unique, des amuseurs de toute espèce, acrobates, montreurs de bêtes, musiciens, pitres, colporteurs d'oeuvres littéraires. On les trouvait aux carrefours des villes et dans les châteaux, surtout aux jours de fête, fêtes de l'Eglise ou cérémonies d'adoubement et de mariage. Les uns menaient une vie errante, au gré de l'aventure quotidienne; les autres trouvaient le moyen de s'installer auprès d'un protecteur, qu'ils avaient pour fonction de divertir, et, fiers de cet emploi, ils prenaient alors le titre de ménestrel. Outre des exécutants, il y eut certainement, dans leur troupe bigarrée, des auteurs auxquels on doit une foule de petits poèmes, des complaintes, des satires et des fabliaux, comme en composa Rutebeuf, des chansons, comme celles de Colin Muset, et

Cl. E. Houvet, Chartres.

Figure symbolique de la Cathédrale de Chartres (XIIe siècle).

aussi des chansons de geste. Et ici, il faut signaler le rôle des corporations où se groupaient ces jongleurs, des « ménestrandies »>, qui élaborèrent, en de véritables ateliers littéraires, ces grandes œuvres cycliques, dont la geste de Guillaume d'Orange est l'exemple le plus remarquable.

Mais, à regarder les choses de près, on s'aperçoit bientôt que, dans ce monde d'auteurs, les clercs sont nombreux, plus nombreux que les autres et de beaucoup, et que, par surcroît, ces mondains, ces bourgeois, ces jongleurs, ont reçu sensiblement la même formation intellectuelle que les clercs. Pour éviter des confusions, n'employons pas l'appellation de clercs. Ne parlons que d'hommes cultivés : la littérature du moyen âge est l'œuvre d'écrivains cultivés, très cultivés. Ne restons pas les dupes de ces théories qui prétendent attribuer à des auteurs presque illettrés, au «< génie populaire », le pouvoir de créer les grandes œuvres de la pensée et de la poésie. Ces théories, héritées du romantisme allemand, n'ont que trop longtemps prévalu: sachons les répudier enfin. Bien qu'on puisse citer des auteurs dont l'instruction fut médiocre, il faut tenir que toutes les œuvres de premier plan du moyen âge ont été le fruit d'un art savant, et que tous les grands genres ont dû leur premier éclat à des lettrés fort avertis : l'auteur de la Vie de saint Alexis en témoigne pour les Vies de saints, l'auteur de la Chanson de Roland pour les chansons de geste, Pierre de Saint-Cloud pour les contes de Renard, l'auteur de Richeut pour les fabliaux.

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Ouvrages d'ensemble: Samuel Berger, la Bible française au moyen âge, 1884; Jean Bonnard, les Traductions de la Bible en vers français au moyen âge, 1884 (cf. le compte rendu de ces deux livres p. p. Paul Meyer, dans la Romania, tome XVII, 1888, p. 121). Pour ce qui est de l'hagiographie en prose française et en vers français, on consultera surtout la très importante étude de P. Meyer, au tome XXXIII de l'Histoire littéraire de la France.

Les traductions partielles de la Bible en prose et en vers, les paraphrases, les poèmes tirés de tel ou tel récit de l'Écriture abondent dès le XIIe siècle. Traductions des Psaumes, dont la plus ancienne date de la première moitié de ce siècle; version en vers de la Genèse, composée par Everat pour la comtesse Marie de Champagne, vers 1190; à la même date, l'Ancien et le Nouveau Testament mis en vers par Herman de Valenciennes, entreprise que renouvelleront, au XIIIe siècle, Jean Malkaraume, puis Macé de La Charité-surLoire; poèmes inspirés des évangiles apocryphes, de l'Evangile de l'Enfance, de l'Evangile de Nicodème, des légendes du Bois de la Croix, de Pilate, de la Vengeance du Sauveur, etc.; traductions des Vies des Pères, et, sans compter les recueils de Vies de saints en prose, plus de deux cents Vies de saints en vers: c'est une immense bibliothèque, dont on ne saurait songer à dresser ici le catalogue. G. Paris, en sa Littérature française au moyen âge, a dénombré un grand nombre de ces ouvrages: le lecteur pourra se référer à cet ingénieux recensement. Nous nous en tiendrons à désigner quelques éditions des principaux textes dont il sera parlé en ce chapitre. Ce sont la Vie de saint Alexis, poème du XIe siècle et renouvellements des XII, XIIIe et XIVe siècles, publiés par G. Paris et L. Pannier, 1872 (le poème du XIe siècle a été édité à nouveau par G. Paris en 1903 et cette édition de 1903 a été réimprimée en 1911 dans la collection des Classiques français du moyen âge); la Vie de saint Gilles, par Guillaume de Berneville, p. p. G. Paris et A. Bos, S. A. T. (par les lettres S. A. T., nous désignerons les Publications de la Société des anciens textes français), 1881; les Voyages merveilleux de saint Brendan,

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anabut od nom
paramou
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Profperon.tana
anon,buslereite
image nond
region.dic.
manon
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acomacion.

on compagnon. penon

anon lamnan dzomi. neftruction. ene pielipon. faron adeifon. legife trafon ante nagon

JONGLERESSES.- Figures extraites d'un ms. du Roman d'Alexandre.

p. Francisque Michel, 1878; la Vie de saint Thomas. le martyr, p. p. E. Walberg, Lund et Paris, 1922. - On

JONGLEURS ET JONGLERESSES JOUANT DE DIVERS INSTRUMENTS.

trouvera dans l'Altfranzosisches Uebungsbuch, p. p. W. Foerster et Ed. Koschwitz, 2e édition, Bonn, 1902, une édition du très ancien poème de la Passion (Xe siècle), dit la Passion de Clermont.

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L

E christianisme a su de bonne heure substituer sa poésie aux mythes épuisés des païens. L'Historia evangelica de Juvencus au Ive siècle, le Paschale Carmen de Sedulius et les poèmes bibliques de saint Avit au ve, sont de véritables épopées, et dès le même temps, saint Jérôme, traduisant des Vies de saints d'origine hellénique, puis Rufin, compilant les Vies des Pères, introduisaient dans la littérature latine l'hagiographie. Un saint de France, saint Martin, le premier saint d'Occident qui ait été célébré par des lettrés, trouva tour à tour chez nous comme biographes Sulpice Sévère et Paulin de Périgueux au ve siècle, Fortunat au vie. A leur suite une foule de prosateurs et de poètes exaltèrent une foule de saints.

Dans l'Eglise des Gaules, à mesure que le latin devenait moins intelligible au peuple, le clergé sentit plus impérieusement la nécessité de rester en contact avec les fidèles, et c'est pourquoi, dès l'an 812, les évêques réunis en concile à Tours avaient ordonné de «transposer les homélies en langue romane rustique ». Tout au long de l'âge carolingien, tandis que se développait sur notre sol et par toute la chrétienté une ample littérature liturgique et hagiographique en latin, une part de cette littérature fut communiquée en langue vulgaire à la sainte plèbe de Dieu », et, le temps venu, des poèmes français se grefferont sur le robuste tronc latin.

Les plus anciens qui soient parvenus jusqu'à nous sont un récit de la Passion (en quatrains de vers de huit syllabes), une Vie de saint Léger (en quarante sixains du même mètre), poèmes composés tous deux, semble-t-il, dans la seconde moitié du xe siècle. C'est à la première moitié du XIe qu'appartiennent une Vie de sainte Foi (593 vers) et une Vie de Boèce (258 vers), écrites en des dialectes méridionaux, et la Vie de saint Alexis, texte français que l'on date de l'an 1040 environ. Ce sont des vestiges de genres fortement constitués dès ces hautes époques, et dont la destination populaire est chose manifeste. Ces poèmes étaient récités sur le parvis des églises, aux jours solennels de l'année liturgique ou aux vigiles des saints, auprès des reliques, devant les paroissiens ou les pèlerins assemblés. Arrêtons-nous au plus expressif d'entre eux, à ce poème où, s'inspirant d'un modèle en prose latine, un conteur français retrace en cent vingt cinq strophes, chacune de cinq décasyllabes unis par la même assonance, les actes d'un ascète du IVe siècle, saint Alexis.

Alexis est le fils unique, longtemps désiré, d'un haut seigneur de Rome, Euphémien. Après avoir été bien «< garni de lettres », il entre au service de l'empereur, et son père le marie à la fille d'un autre seigneur, un «< comte de Rome la cité ». Alexis a consenti ou semble consentir. Mais son cœur est tout à Dieu et, au soir de ses noces, resté seul avec l'épousée, il lui dit le néant de la vie mortelle :

11o auciere mande pr mentena

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D'après un ms. du Roman d'Alexandre, B. N.,

fonds français, 24364, XIIIe siècle.

« Oz mei, pulcele? Celui tien a espus
Ki nus raenst (racheta) de sun sanc precius.
An ices secle nen at parfite amur;

La vie est fraisle, n'i at durable honur;
Ceste leece (joie) revert a grant tristur. >>

Quant sa raisun li a tute mustree,
Dunc li cumandet les renges de s'espee
E un anel dunt il l'ot espusee.
Dunc en ist fors de la cambre sun pere,
En mie nuit s'en fuit de la contree...

Il l'a laissée, il vient au rivage de la mer, prend passage sur une nef, vogue à la volonté de Dieu, aborde à Laodicée. De là il gagne Edesse, pour avoir appris qu'on y vénère une image de Notre Dame sculptée par les anges.

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Il fait largesse aux pauvres de la ville de tout ce qu'il possède encore, et, devenu plus pauvre qu'eux, mendie comme eux. Cependant ses parents le font chercher par les pays: ceux qui le cherchent viennent jusqu'à Edesse, où ils lui font l'aumône, sans le reconnaître et sans qu'il se fasse reconnaître. A Rome, dans la maison paternelle, sa femme et sa mère vivent ensemble, pour le pleurer ensemble :

Del duel s'asist la mere jus a terre,
Si fist la spuse danz" Alexis a certes:
« Dame, dist ele, jo ai fait si grant perte!

Ore vivrai an guise de turtrele :

Quant n'ai tun filz, ansemble o tei* voil estre. >>

Respont la mere: « S'a mei te vols tenir,
Sit guardarai pur amur Alexis.

Ja n'avras mal dunt te puisse guarir. Plainums ansemble le doel de nostre ami, Tu del seignur, jol ferai pur mun filz. >>

"en sa douleur. *ainsi "messire.

*désormais. avec toi.

*je te garderai.

Dix-sept années durant, Alexis peine à Édesse. Un jour, par la volonté de Dieu, l'image de Notre Dame parle à un serviteur de son autel. Elle lui révèle qu'un saint est là, ce mendiant :

« Près est de Deu e del regne del ciel. >>

La nouvelle court, et tous, grands et petits, viennent vénérer l'homme de Dieu. Alors il se dérobe, s'enfuit à nouveau dans la nuit, à nouveau s'embarque, espérant atterrir au port de Tarse; mais le vent pousse sa nef jusqu'à un port voisin de Rome. Il revoit sa ville, erre par les rues, les parcourt l'une après l'autre, rencontre son père, qui ne le reconnaît pas, et le conjure, au nom du fils que jadis il a perdu, de l'héberger dans sa maison: il ne lui faut rien qu'un grabat sous l'escalier. Là, « sous le degré », il vit dix-sept ans encore, honni des valets, misérablement, saintement. Puis, sentant venir la mort, il demande un feuillet de parchemin; il y écrit, en secret, l'histoire de sa vie. Une voix, sortie d'une église, annonce par la ville qu'un saint homme va bientôt entrer dans la gloire de Dieu et qu'il faut le chercher dans la maison d'Euphémien. On y découvre le mendiant, comme il vient de mourir sur son grabat. Son poing fermé retient la charte de parchemin et nul ne peut l'en retirer. Mais le pape Innocent approche, et la main s'ouvre. Alors le père d'Alexis, sa mère, sa femme, le reconnaissent, et tandis que les miracles éclatent autour du corps saint, leur tendre lamentation

LITTER. FRANÇ.

s'élève. Des années passent encore. Enfin, l'époux et l'épouse se

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Ce poème est tout baigné de pathétique et vibre de cette émotion rude et âpre qui touche les coeurs simples. Le contraste entre l'inflexible ascétisme du héros et les sentiments nobles, mais imprégnés d'humaine faiblesse, de sa femme et de ses parents, y est marqué avec une poignante vigueur. Justesse, force expressive du vocabulaire, ordre et mouvement d'un style plein, sobre et pur, ce sont les traits d'un art déjà sûr de lui-même. Ainsi l'on voit s'allier, dans l'un des plus antiques poèmes de notre littérature, les deux éléments dont l'union fera la beauté de tant d'oeuvres du moyen âge: une science à la fois approfondie et discrète du métier d'écrivain et le pouvoir de peindre les âmes avec simplicité.

On aimerait à savoir le nom de ce poète. Plusieurs ont proposé, mais sans preuves, de l'identifier à un chanoine de Vernon, nommé Thibaud, dont il est rapporté que, vers l'an 1040, il avait composé plusieurs Vies de saints en vers français. Le nom de ce Thibaud de Vernon est en tout cas bien digne de mémoire : il est le plus ancien d'une belle lignée. Ils foisonnent, les poèmes hagiographiques : c'est la vie de saint Remi par Richer, de saint Georges par Simon de Freine, de saint Patrice par Béroul, de saint Edmond par Denis Pyramus, pour ne citer que quelques noms du XIIe siècle. D'autres, en plus grand nombre encore, nous sont parvenus sans que les auteurs aient pris la peine de dire leurs noms : « mais Dieu les sçait. >> Ils doivent peu compter, dit-on, dans l'histoire des lettres, car ils ne furent guère que des traducteurs. Il n'en est pas moins vrai que sans eux la physionomie de la vieille France ne serait pas tout à fait ce qu'elle est il est facile de le montrer. ::

«Le culte des saints, dit excellemment M. Émile Mâle, répand sur tous les siècles du moyen âge son grand charme poétique. Les saints étaient partout. Sculptés aux portes de la ville, ils regardaient du côté de l'ennemi et veillaient sur la cité. Les façades de nos vieilles maisons ont souvent plus de saints qu'un retable d'autel. Dans nos grandes villes gothiques, Paris, Rouen, Troyes, la rue avait un aspect surprenant. Non seulement chaque maison montrait aux passants sa galerie de saints, mais les enseignes qui se balançaient au vent multipliaient encore les

saint Martin, les saint Georges, les saint Éloi. La cathédrale, qui montait au-dessus des toits, n'emportait pas plus de bienheureux vers le ciel. » Or, comprenons bien que ces multiples et tendres dévotions. n'auraient pu se développer si des hagiographes écrivant en latin et des sermonnaires prêchant au prône s'étaient seuls chargés de les provoquer et de les répandre. Mais des poètes s'y sont employés. A l'intention des pèlerins attirés vers les reliques, ou des seigneurs dans les châteaux, ou des artisans dans les confréries de métiers, pour entretenir l'amitié des grands et des petits à l'égard de leurs patrons célestes, ils

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PORTAIL DE L'ÉGLISE DE SAINT-GILLES DE PROVENCE. Ce saint, souvent célébré par les poètes, joue un rôle dans la légende de Roland.

ont voulu que les saints fussent traités aussi bien et selon les mêmes procédés que les héros des romans en vogue et ils ont employé à leur service les ressources de l'art profane.

Il est rare qu'ils aient fait office de simples traducteurs. Ils s'appliquent bien plutôt à transposer leurs modèles, à les adapter au goût et au sentiment de leur temps. Quand un Guillaume de Berneville, par exemple, entreprend de célébrer en vers l'ermite saint Gilles, il ne veut que remémorer les actes du « bon baron», afin que celui-ci, par son intercession précieuse, l'en récompense: il s'en tiendra, semble-t-il, à translater fidèlement une Vie latine du xe siècle. Pourtant, avec quelle innocente hardiesse il traite ce texte, l'égaye, l'embellit! Saint Gilles ne lui apparaît pas dans le lointain des temps, figé en une pose hiératique, mais tout proche de lui, semblable à lui, bien que meilleur. Il entend les dialogues du saint, aux jours de sa jeunesse, avec ses « chevaliers », les rapporte vivement, et ce sont les propos d'aimables seigneurs du XIIe siècle. Il accompagne son héros sur la nef qui le porte d'Athènes aux rivages de la Provence, et dont il sait décrire la cargaison: draps d'Alexandrie, pailes de Russie, cannelle, azur et sinople de Grèce. Il se plaît à joncher d'herbes fraîches, à parer de lumière son ermitage : la biche familière paît à la porte, des églantiers fleurissent; une cressonnière s'épand à l'entour. S'il en vient aux miracles relatés par la Vie latine, il ne se fait pas faute de supprimer ceux qui le choquent, l'histoire par exemple du « prince de Nîmes » ressuscité, de développer ceux qui lui plaisent mieux, avec force détails de son invention. Avec la même liberté, l'auteur de la Vie de sainte Thaïs s'amusera à mettre en scène des coquettes ses contemporaines, parées à la mode du jour.

Pourtant, gardons-nous de trop insister sur ces transpositions, sur ces anachronismes charmants. Il serait exagéré de dire, comme on l'a fait parfois, que, dépourvus de sens historique, nos poètes n'avaient pas senti la différence des pays et des temps. Au contraire, en certains cas du moins, c'est l'attrait de cette différence qui paraît les avoir séduits. Dans le trésor immense de l'hagiographie, parmi les légendes byzantines ou anglo-saxonnes, mérovingiennes ou carolingiennes, il semble que parfois ils aient choisi leur sujet moins par dévotion que par instinct de romanciers soucieux de sortir de leur temps, par un certain goût d'exotisme, et le fait est sensible surtout quand ils se font les biographes des saints celtiques, quand ils suivent par exemple le chevalier Owen au purgatoire merveilleux de saint Patrice ou quand ils célèbrent saint Brendan. Il ne paraît pas que ce saint irlandais ait jamais été vénéré en France, ni même peut-être en Grande-Bretagne, dans aucun sanctuaire particulier pourquoi donc ce poème à sa gloire, que le moine Benoît dédia en 1121 à la reine d'Angleterre Aelis? C'est que, sur la mer, plus blanche que le lait, une barque enchantée emporte Brendan et ses compagnons vers l'Ouest inconnu, à la recherche de la terre de promission des Saints. C'est qu'elle touche l'Ile Rocheuse, où la table est servie par des mains invisibles; puis l'Ile Plongeante, qui n'est autre que l'échine d'un monstre marin; puis l'Ile aux Oiseaux, et ces oiseaux sont des âmes qui disent, empennées de blanc, les louanges de Dieu; puis l'Ile du

Silence, où des flambeaux, qu'un trait de feu dardé du ciel alluma, brillent et jamais ne se consument; puis l'Ile aux trois choeurs, où chantent les enfants vêtus de blanc, les jeunes hommes vêtus d'or, les vieillards vêtus de pourpre; puis l'Ile aux Raisins, puis l'ile aux Forgerons...; et le vieux rimeur français a dû aimer pour les mêmes raisons que nous, pour son charme d'étrangeté et de féerie, cette prodigieuse odyssée celtique, cet imrama vers le Pays d'Éternelle jeunesse. Cette légende lui ouvrait les sources du merveilleux septentrional, et par elle quelque chose du génie celtique s'est infiltré en France: les contes de Bretagne », les fictions de la Table Ronde s'en ressentiront. Il en fut de même en d'autres domaines de la poésie : les Vies de saints de toute provenance, traduites en langue vulgaire, auront contribué à élargir le champ des imaginations. Nos romans d'aventure emprunteront des motifs aux légendes de l'hagiographie orientale, telles que la Vie de saint Eustache. Nos chansons de geste devront une part de leur inspiration héroïque aux actes des martyrs ou des saints cavaliers, saint Georges, saint Maurice; et la légende de saint Joseph d'Arimathie, passant, à la faveur de poèmes français, de l'Evangile apocryphe de Nicodème à nos romanciers, suscitera la légende du saint Graal.

Pour faire contraste à tant de poèmes d'inspiration romanesque, il faut mettre en relief ceux qui visent surtout à la vérité historique au premier rang de ceux-là, la Vie de saint Thomas Becket, qu'acheva en 1174, quatre ans seulement après la mort de son héros, Guernes de Pont-Sainte-Maxence.

Durant sept ans, Thomas, archevêque de Cantorbéry, avait défendu les droits de son église contre le roi Henri II; le 29 décembre 1170, des affidés du roi l'avaient assassiné à l'autel majeur de sa cathédrale. Aussitôt il fut réputé martyr et honoré d'un culte. Guernes de PontSainte-Maxence l'avait connu lorsqu'il vivait réfugié en France: il entreprit, comme plusieurs autres trouvères, de propager son culte.

Guernes était de ces clercs formés aux écoles, mais qui n'avaient pas trouvé d'emploi dans l'Église, et qui menaient une vie errante, colportant des poèmes, et payés ou d'un dîner, ou d'un manteau, ou d'un cheval. Cette existence de « clerc vagant » comportait sans doute bien des compromissions; mais Guernes nous en est un garant elle ne tuait pas toujours le talent et n'abaissait pas nécessairement le caractère. Il avait ébauché, nous dit-il, son poème sur le nouveau saint, puis, sentant son information insuffisante, il avait fait le voyage de Cantorbéry pour recueillir d'autres documents: il remit son ouvrage sur le métier, le polissant avec un zèle passionné. Longtemps on a attribué à sa biographie une grande valeur documentaire, l'autorité d'une source originale. Il faut en rabattre Guernes a tiré à peu près toutes ses connaissances de deux Vies en latin, composées dès 1172. Du moins il s'est ingénié, par un effort personnel, à compléter ses modèles, à les concilier. La jeunesse de saint Thomas, son entrée à la cour du roi, sa conduite dans la charge de chancelier, son élévation au siège de Cantorbéry, les péripéties de son âpre conflit avec Henri II: le poète raconte toutes les scènes de sa vie avec un sens de l'enchaînement des faits, un art de poser les caractères, une

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